
La chapelle de style gothique flamboyant a été construite autour de 1460 par Jean de Bourbon, fils illégitime du duc Jean III de Bourbon, 42e abbé de Cluny de 1456 à 1481 [1]. Édifiée à l’emplacement de l’ancienne chapelle Saint-Eutrope, cette nouvelle chapelle, consacrée à la vierge Marie et à Jean-Baptiste, était destinée à devenir également la chapelle funéraire de l’Abbé Jean de Bourbon. Les armes de celui-ci sont visibles sur les trois clefs de voûte de la nef et l’étaient également sur le manteau de cheminée de l’oratoire construit sur le flanc nord avant d’être martelées à la Révolution.
La Révolution et l’Empire qui ont, l’une et l’autre, « contribué à l’anéantissement presque complet de l’immense abbaye, ont respecté, à l’extrémité méridionale du petit transept, la chapelle de Jean de Bourbon. [2] » Il est assez facile d’imaginer l’aspect de cette chapelle lorsqu’y étaient encore aménagée deux autels, « le plus grand en l’honneur de la Vierge, mère du Christ, de saint Jean Baptiste, et des treize Apôtres, saint Paul étant compris parmi eux … [Jean de Bourbon y] fit sculpter leurs images en des pierres convenables sur lesquelles sont posées les images du juste Simeon, du patriarche Jacob et des Prophètes, conformément à des versets inscrits sur des rouleaux ; et le second autel dédié à saint Eutrope [3] sur le rouleau duquel est gravé ce vers de Virgile : Semper honos, nomenque tuum, laudes que manebunt [4] ». Exception faite de la regrettable disparition des statues des apôtres et du mobilier qui s’y trouvaient, l’édifice nous est parvenu dans un état conforme à cette description.
L’intérieur est d’une élégance parfaite, en premier lieu par ses proportions. La hauteur de la voûte a des dimensions presque équivalentes à la longueur de la chapelle, soit une dizaine de mètres, sur une largeur de quatre mètres. L’effet d’élévation est saisissant. « Les accents décoratifs gardent une sobriété qui laisse tout son effet au bel appareil des murs (lapis quadratum) ; les huit consoles qui supportent les nervures de la voûte sont revêtues d’un chardon fleuri largement traité […]. Trois clefs agrémentent la croisée des arcs ; des frisures dorées et rayonnantes […] encadrent trois écussons [5]. » A droite de l’abside s’ouvre dans le mur une assez large crédence dotée d’un couronnement en forte saillie, « un peu écrasant, seule faute de ‘rapports’ dans cet ensemble si justement ordonné ». De hautes fenêtres, sur les trois faces de l’abside et sur l’une des longueurs de l’édifice, inondent l’intérieur de lumière.
Un tout petit oratoire contigu s’ouvre à droite de l’abside. Une cheminée en occupe toute la face orientale ; on peut encore voir le blason arasé de l’abbé. On ne peut y accéder qu’en passant par la chapelle et celle-ci n’est éclairée que par un simple jour. Suivant un usage habituel, une baie est ouverte en oblique dans le mur de séparation avec la chapelle, et donne sur l’emplacement de l’autel pour permettre à l’occupant du lieu d’assister confortablement aux offices.
Le décor de la chapelle comporte encore un ensemble de consoles sculptées de prophètes de l’Ancien Testament qui étaient, à l’origine, surmontées de statues en pied représentant la Vierge, Jean Baptiste, Pierre, ainsi que les douze autres apôtres en incluant Paul, tous en lien avec le prophète représenté à leurs pieds, sur leurs consoles respectives. Le programme avait été précisé par Jean de Bourbon lui-même et a été réalisé après 1454.

Les consoles et le Symbole prophétique
Tout commence par la console où figure le prophète Siméon : celle-ci supportait une statue de la Vierge, placée au centre de l’abside de la chapelle. À sa droite (dextre) se trouve le prêtre Zacharie sur les épaules duquel se dressait son fils Jean, le Baptiste, alors qu’à sa gauche (sénestre), on pouvait voir Jérémie supportent une statue de l’apôtre Pierre. Prophète et apôtre présentaient un texte prophétique, pour l’un, et la première phrase du Credo, pour l’autre, dans une relation faisant de la seconde l’écho du premier. Le Credo commencé avec Pierre se prolongeait sur les parois de la chapelle, d’une façon qui, à première vue, peut paraître difficilement compréhensible. C’est l’ordre dans lequel s’enchaînent les textes prophétiques qui permet de retrouver la logique de l’organisation de l’ensemble, dans un espace qui se trouve, de fait, saturé par une parole divine silencieuse dont prophètes et apôtres, conformément au rôle qui est le leur, ne sont que les porte-voix.
Contrairement aux extraordinaires consoles qui peuplent les parois, les statues des apôtres ont toutes disparu, probablement dans le contexte des guerres de religion.

Le symbole prophétique et apostolique reconstitué

- Siméon et Marie
- « Siméon les [Marie et Joseph] bénit, et dit à Marie, sa mère : Voici, cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction […] ». Évangile de Luc (Lc 2, 34).
- Marie : ?
- Zacharie le prêtre, père du Baptiste, et Jean, son fils
- Zacharie : « Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ; Car tu marcheras devant la face du Seigneur, pour préparer ses voies [… ] ». Évangile de Luc (Lc 1, 76).
- Jean Baptiste : Ecce agnus ecce qui tollit peccata mundi (« [Le lendemain, voyant Jésus venir vers lui, Jean le Baptiste déclara :] ‘Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde’ ». Évangile de Jean (Jn 1, 29).
- Jacob et Paul
- Jacob : « Ce cep avait trois sarments. Quand il eut poussé, sa fleur se développa et ses grappes donnèrent des raisins mûrs ». Genèse (Gn 40, 10).
- Paul : ?
- Jérémie et Pierre
- Jérémie : Patrem invocabitis qui terram fecit et condidit cœlum (« Vous m’invoquerez en tant que Père qui a fait la terre et construit les cieux »). Cette formule n’est pas extraite d’un texte biblique. Les deux premiers mots (Patrem invocabitis) rappellent Jérémie 3, 19 (« Tu m’appelleras ‘Mon père’, [tu ne te détourneras plus de moi] »), qui est cité dans plusieurs autres versions du double Credo.
- Pierre : Credo in Deum Patrem omnipotentem, Creatorem caeli et terrae. (« Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre »).
- David et André
- David : Dominus dixit ad me: Filius meus es tu; ego hodie genui te (« L’Eternel m’a dit : Tu es mon fils! Je t’ai engendré aujourd’hui »). Livre des Psaumes (Ps 2, 7).
- André : Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum, (« Et en Jésus-Christ, son Fils unique, Notre-Seigneur »).
- Isaïe et Jacques le Mineur
- Isaïe : Propter hoc dabit Dominus ipse vobis signum: ecce virgo concipiet, et pariet filium, et vocabitur nomen ejus Emmanuel (« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel [c’est-à-dire : Dieu-avec-nous] »). Livre d’Isaïe (Es 7, 14).
- Jacques le Mineur : qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine, (« Qui a été conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie »).
- Zacharie Prophète et Jean l’Évangéliste.
- Zacharie : Et aspicient ad me quem confixerunt (« Alors ils regardèrent vers moi, celui qu’ils ont transpercé »). Livre de Zacharie (Za 12, 10 [b])
- Jean l’Évangéliste : passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus, (« Qui a souffert sous Ponce-Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli »).
- Osée et Jacques le Majeur
- Osée : Ero mors tua, o mors! morsus tuus ero, inferne! consolatio abscondita est ab oculis meis (« Mort, où est ta pestilence ? Enfers, où est votre fléau ? Toute consolation se dérobe à mes yeux »). Livre d’Osée (Os 13, 14).
- Jacques le Majeur : descendit ad inferos, tertia die resurrexit a mortuis, (« Est descendu aux enfers, est ressuscité le troisième jour d’entre les morts »).
- Amos et Thomas
- Amos : Qui aedificat in caelo ascensionem suam, et fasciculum suum super terram fundavit; qui vocat aquas maris, et effundit eas super faciem terrae: Dominus nomen ejus (« Lui qui bâtit son escalier dans le ciel et fonde sa voûte sur la terre, lui qui convoque les eaux de la mer et les répand à la surface de la terre, son nom est ‘Le Seigneur’ »). Livre d’Amos (Am 9, 6).
- Thomas : ascendit ad caelos, sedet ad dexteram Dei Patris omnipotentis, (“Est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant”).
- Sophonie et Matthieu
- Sophonie : Et accedam ad vos in judicio, et ero testis velox maleficis, et adulteris, et perjuris, et qui calumniantur mercedem mercenarii, viduas et pupillos, et opprimunt peregrinum, nec timuerunt me, dicit Dominus exercituum (« Je m’approcherai de vous pour le jugement ; sans attendre, je témoignerai contre les magiciens, contre les adultères, contre ceux qui font de faux serments, contre ceux qui oppriment le salarié, la veuve et l’orphelin, qui excluent l’immigré et qui ne me craignent pas, – dit le Seigneur de l’univers »). Livre de Malachie (Ma 3, 5).
- Matthieu : inde venturus est iudicare vivos et mortuos. (« D’où il doit venir juger les vivants et les morts”).
- Joël et Barthélémy
- Joël : Et erit post haec: effundam spiritum meum super omnem carnem, et prophetabunt filii vestri et filiae vestrae: senes vestri somnia somniabunt, et juvenes vestri visiones videbunt (« Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions »). Livre de Joël (Jl 2, 28).
- Barthélémy : Credo in Spiritum Sanctum, sanctam Ecclesiam catholicam, (« Je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église catholique »).
- Michée et Philippe
- Michée : Quia tunc reddam populis labium electum, ut invocent omnes in nomine Domini, et serviant ei humero uno (« Alors, je rendrai pures les lèvres des peuples pour que tous invoquent le nom du Seigneur et, d’un même geste, le servent »). Livre de Sophonie (So 3, 9).
- Simon le Zélote : sanctorum communionem, remissionem peccatorum, (« [Je crois à] la communion des saints, la rémission des péchés »).
- Daniel et Jude
- Daniel : Et multi de his qui dormiunt in terrae pulvere evigilabunt, alii in vitam aeternam, et alii in opprobrium ut videant semper (« Beaucoup de gens qui dormaient dans la poussière de la terre s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et la déchéance éternelles »). Livre de Daniel (Da 12, 2).
- Jude-Thadée : carnis resurrectionem, (« […] à la résurrection de la chair »).
- Ézéchiel et Mathias
- Ézéchiel : Propterea vaticinare, et dices ad eos: Haec dicit Dominus Deus: Ecce ego aperiam tumulos vestros, et educam vos de sepulchris vestris, populus meus, et inducam vos in terram Israel (« C’est pourquoi, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Je vais ouvrir vos tombeaux et je vous en ferai remonter, ô mon peuple, et je vous ramènerai sur la terre d’Israël »). Livre d’Ézéchiel (Ez 37, 12).
- Mathias : itam aeternam. (« […] à la vie éternelle »).
« Comment a été conçue l’idée d’exprimer ainsi le mystère fondamental du christianisme ? C’est une question à laquelle nous n’avons pas de réponse. Chaque concepteur de cycle, dans la période chronologique envisagée, a employé à la fois des textes ‘classiques’, souvent utilisés ou empruntés à la patristique et la liturgie, et des textes nouveaux. Il n’y a pas d’œuvres identiques, les compositions des suites de prophètes sont aussi différentes que les textes. Mais, dans tous les cas, le discours général est le même, l’affirmation de la foi, de la croyance en l’Incarnation et la Rédemption, discours fruit d’un travail intellectuel, mais qui pouvait être compris facilement par tous à travers le Credo : ‘Il [le Christ] a parlé par les prophètes’ » [6].
[1] Cet abbé fut un bâtisseur actif à Cluny puisque, outre la construction de sa propre chapelle funéraire, qui est sa fondation principale, il refait les couvertures des quatre tours abbatiales, restaure vraisemblablement les voûtes des bas-côtés et reconstruit le palais de l’abbé, qui abrite aujourd’hui le Musée d’Art et d’Archéologie, où sont conservés quelques exemplaires exceptionnels de sculptures provenant de la Maior Ecclesia.
[2] Henri David, « Les Bourbons et l’art slutérien au XVe siècle », Annales du Midi, 1936, p. 342.
[3] Eutrope de Saintes (… ? – Saintes, IIIe s.) : premier évêque de la ville de Saintes (Aquitaine). Compagnon de saint Denis de Paris, et martyr comme lui. La légende raconte qu’il convertit Eustelle, la fille du gouverneur romain, et que celui-ci, furieux de cette conversion fit mettre à mort Eutrope dont la tête fut fendue à coup de hache.
[4] Philippe Bouché, Description historique et chronologique de la ville, abbaye et banlieu (sic) de Cluny. Cluny, 1792 (cité par Henri David, Op. cit., p. 343). Le vers de Virgile est tiré des Bucoliques, églogue V. Ménalque achève l’éloge funèbre de Daphnis : Dura juga montis aper, fluvios dum piscis amabit, Dumque thymo pascentur apes, dum rore cicadas, Semper honos, nomenque tuum, laudesque manebunt. Ut Baccho Cererique, tibi sic vota quotannis Agricolas facient; damuabis tu quoque votis. (“Tant que le sanglier se plaira sur les montagnes, le poisson dans les eaux ; tant que l’abeille se nourrira de thym, la cigale de rosée, ton nom, tes vertus et ton culte vivront parmi nous. Comme à Bacchus et à Cérès, les laboureurs, chaque année, t’adresseront leurs voeux ; en les exauçant ces voeux, tu les forceras à les acquitter”). La phrase Semper honos, nomenque tuum, laudesque manebunt a pu être interprétée comme un pressentiment du Messie.
[5] Les trois écussons forment un ensemble propre à évoquer Jean de Bourbon, abbé de Cluny :
[6] Françoise Gay (2018). “Prolongation : ailleurs et plus tard”. In-Scription – Deuxième livraison | Livraisons. [En ligne] Publié en ligne le 03 avril 2018. URL : http://09.edel.univ-poitiers.fr/in-scription/index.php?id=228. Voir également : Françoise Gay, « Les doubles credo, prophètes et apôtres = Les inscriptions présentées par les prophètes dans l’art de l’Occident médiéval – catalogue et édition », In-Scription : revue en ligne d’études épigraphiques. [En ligne], Livraisons, Deuxième livraison, mis à jour le : 25/10/2019, URL : https://in-scription.edel.univ-poitiers.fr:443/in-scription/index.php?id=319.
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