
Ambrogio Lorenzetti (Sienne, né vers 1290, documenté de 1319 à 1348)
Effetti del Buon Governo in Città (Effets du Bon Gouvernement dans la Ville), 1338-1339.
Fresque, 200 x 1440 cm [1]Ces dimensions s’entendent pour l’ensemble de la fresque des Effets du Bon Gouvernement, soit 720 environ de longueur pour les seuls Effets du Bon Gouvernement dans la Ville.
Inscription :
- (sous la fresque des Effets du Bon Gouvernement) : « VOLGIETE GLIOCCHI ARIMIRAR COSTEI VOCHE REGGIETTE CHE QUI / FIGURATA. (E) P(ER)SVE CIELLE(N)ÇIA CORONATA. LAQVAL SE(M)PRA / CIASCVN [………….. /……….] DELÀ CITTÀ DVE SERVATA / QUESTA VI(R)TU KEPIV DALTRA RISPRENDE. ELLA GVARD(A)E DIFENDE / CHI LEI ONORA (E) LOR NVTRICA (E) PASCIE. DA LA SVO LVCIE NASCIE / EL MERITAR COLOR COPERAN BENE. (E) AGLINIQVI DAR DEBITE PENE. » [2]« Tournez les yeux pour admirer, vous qui régissez, celle [la justice] qui est figurée ici et qui pour son excellence est couronnée, laquelle rend toujours à chacun son dû. Regardez tous les bienfaits qui proviennent d’elle, combien est douce et reposante la vie de cette ville où est respectée cette vertu qui plus qu’aucune autre resplendit. Elle garde et protège ceux qui … Poursuivre
Provenance : In situ.
Sienne, Palazzo Pubblico, Sala dei Nove.
Ainsi donc, PAX contemple à distance les conséquences bénéfiques de son règne dans la République de Sienne. La Paix regarde avec satisfaction une image qui s’étend sur plus de 14 mètres et est divisée en deux : la première moitié représente une ville, la seconde la campagne. La ville que nous avons sous les yeux constitue une avancée majeure dans la peinture médiévale : jamais un peintre n’avait représenté une cité avec autant de détails vivants et observés de la vie quotidienne ni avec autant d’éléments architecturaux aussi précis. La ville (comme la campagne) est placée sous le signe du printemps et de l’été. Deux médaillons quadrilobés, en frise au-dessus de la fresque, le disent pour qui ne l’aurait pas observé.

Cette ville est sans conteste Sienne. Lorenzetti a peint la coupole et le campanile de la cathédrale (fig. 1) avec suffisamment de précision pour que tout un chacun puisse identifier Sienne sans hésitation. L’emplacement de ces symboles de la Cité de la Vierge, en haut à gauche de la fresque, n’est pas un hasard. C’est comme si Ambrogio avait voulu d’emblée présenter sa ville en positionnant le dôme comme un emblème ou un sceau. La similitude avec la réalité ne laisse planer aucun doute (fig. 2). Et pourtant, Lorenzetti n’a pas cherché à copier fidèlement dans le détail ce qu’il voyait chaque jour en se rendant au Palais Public. Il a voulu donner une idée ou une image de la cathédrale, et sa représentation imite le dôme avec suffisamment d’indices pour que son objectif soit atteint.
La vision du dôme peint par Lorenzetti illustre par anticipation une analyse de Pétrarque sur l’imitation en art [3]Au sujet de la copie en art, un extrait d’une lettre de Pétrarque à Boccace, datée de 1366, à propos de l’imitation de Virgile, éclaire magnifiquement les notions de ressemblance et de dissemblance (voir post-scriptum de l’article sur « Les fresques disparues de la façade de Santa Maria della Scala »).. Le dôme ressemble à la réalité et pourtant s’en éloigne, surtout sur deux détails : les baies du campanile et la lanterne de la coupole (fig. 1 et fig. 2).
- Lorenzetti représente de façon identique les baies des trois niveaux supérieurs du campanile (une ouverture carrée avec trois colonnettes) alors qu’en réalité chaque niveau est différent, le nombre de colonnettes augmentant à chaque étage.
- Il surmonte la coupole d’une sphère qui ressemble à un gros pompon, perché sur une lanterne minuscule. Rien à voir avec la lanterne d’aujourd’hui. Mais cette dernière n’a été montée qu’en 1666 sans que l’on sache véritablement à quoi elle ressemblait il y a sept cents ans.
- Deux autres représentations de la coupole sont très proches de celle de Lorenzetti : une tablette d’un auteur non identifié du Musée des Biccherne et un détail du Polyptyque de la Déposition de Bartolo di Fredi conservé au musée de Montalcino. Cela laisse penser que Lorenzetti a peut-être peint d’après la réalité de l’époque.
Quoi qu’il en soit, il n’a pas cherché à représenter fidèlement Sienne. Il a plutôt voulu peindre une cité idéale, celle qu’un bon gouvernement favorise. Sa ville fourmille de détails de la vie paisible d’une ville administrée selon les principes de justice et dominée par la paix. Et pourtant, cette ville idéale n’est pas abstraite, c’est Sienne. Même s’il est illusoire de chercher à reconnaître telle rue ou tel palais de l’époque, l’ambiance générale, les tours, les couleurs, l’enceinte, le dénivelé de la ville, font immanquablement penser à Sienne.

Ici (fig. 3) est représenté un cortège haut en couleur – un cortège nuptial, peut-on lire chez la plupart des commentateurs, ce que corrobore le médaillon représentant Vénus situé juste au-dessus sur la frise du mur (voir ci-dessous). Une jeune femme couronnée, l’air fier, sur un magnifique cheval blanc tenu en bride par un palefrenier, est suivie par deux cavaliers (le premier serait son époux) et deux serviteurs à pied, pendant que deux femmes nobles la regardent avec admiration.
Juste derrière eux, un groupe d’hommes, sous un porche, semblent s’adonner au jeu. Peut-être jouent-ils aux dés et peut-être est-ce pour cela qu’une partie de la fresque a été effacée, semble-t-il volontairement, car les jeux de hasard et d’argent n’ont pas place dans une cité paisible.
Dans cette autre partie de la fresque (fig. 4), Lorenzetti nous donne à voir la diversité des activités marchandes de la ville. On reconnaît des artisans et des commerçants de toutes professions : des fabricants de chausses, un boucher ou un épicier, plus loin à droite un tisserand …
Un cordonnier vend une paire de chaussures à un client à la chevelure blonde accompagné d’une ânesse que tète son ânon. Derrière le métier à tisser, un banquier vérifie ses comptes dans ses livres ouverts sur son comptoir. Un moine franciscain tonsuré et des paysans apportent leurs produits à vendre en ville (des œufs, du bétail, des céréales…), alors qu’un autre contadino s’apprête à sortir de la ville avec son troupeau.
Entre le cordonnier et le boucher, un docte professeur, dans sa chaire, dispense sa leçon à un groupe de jeunes gens attentifs. Ainsi, les activités artisanales et intellectuelles figurent dans le même espace, montrant leur importance et leur complémentarité.

Plus haut dans la fresque (fig. 5), Lorenzetti nous montre la ville en mutation. Ici, des maçons et des couvreurs terminent la construction d’un palais. La cité idéale n’est pas figée, elle vit et s’agrandit. La paix et la concorde dans la cité favorisent l’essor de toutes les activités marchandes. Pas une arme en vue, aucun conflit ne semble prêt à troubler le calme. Tous vivent en harmonie. Comme le dit l’inscription, « la vie de cette ville est douce et reposante ».

Nous n’avons pas encore parlé du groupe de danseuses (fig. 6) qui a fait l’objet de nombreuses discussions au cours des siècles. En effet, ce groupe ne laisse pas d’intriguer. On y voit un joueur de tambourin chantant à tue-tête et un groupe de neuf danseuses. A moins qu’il ne s’agisse de danseurs car leur coupe de cheveux courts et leur poitrine plate font dire à certains commentateurs qu’il s’agit de jeunes hommes. Quoi qu’il en soit, ce groupe mène une ronde effrénée et joyeuse, au centre de la fresque. Plutôt qu’une ronde, il s’agit plus précisément d’une ridda, danse plus débridée et moins ordonnée que la ronde.
Un détail attire l’attention : les étranges signes imprimés sur leurs tuniques. On dirait des larves, des vers ou des chenilles, des libellules ou des papillons. Patrick Boucheron [4]Patrick Boucherin, Conjurer la Peur, Sienne, 1338, Paris, Seuil, 2013. fait observer que ces signes sont des symboles de tristesse et de mélancolie. Pourquoi alors ne pas imaginer avec lui que ce groupe est là pour égayer et donner de la vie à une cité qui, toute prospère et pacifique soit-elle, peut parfois paraître triste, austère et répressive. En organisant au centre de la cité des divertissements de musique et de danse, la République chercherait à prévenir le risque que la morosité et la lassitude ne gagnent les citoyens.

Le passage de la ville à la campagne se fait par une porte dans l’enceinte qui encercle la ville (fig. 7). C’est là un autre signe qu’il s’agit bien de Sienne. La porte crénelée, surmontée de la louve siennoise, fait penser à la Porta Romana, au sud de la ville, sur la via Francigena. De même l’enceinte de couleur brique est celle que l’on voit encore aujourd’hui à Sienne. On passe ainsi, en suivant un groupe de chasseurs qui sort de la ville, aux Effets du Bon Gouvernement dans la Campagne.
Les médaillons quadrilobés des Effets du Bon Gouvernement : chacun des trois murs est orné d’une frise qui court horizontalement sur les bords inférieurs et supérieurs des fresques. Ces médaillons renforcent le sens des fresques et sont de natures très variées puisque on y trouve les Arts Libéraux, les Saisons, des Astres, des Tyrans et des Emblèmes. Ils sont en permanence en résonance avec la fresque qu’ils accompagnent et en opposition entre eux d’un mur à l’autre.
- Sous les Effets du Bon Gouvernement, on trouve le quadrivium [5]Quadrivium : désigne l’ensemble des quatre sciences mathématiques dans la théorie antique : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. des Arts libéraux (« ARITHMETICA », « GEOMETRIA », « MUSICA », « ASTROLOGIA ») suivi par « PHILOSOPHIA ». Ils complètent le trivium [6]Le trivium est l’une des deux divisions des sept Arts libéraux (l’autre est le quadrivium).Il est désigné comme “arts de la parole” et se compose de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. de la fresque précédente.
- Au-dessus, on trouve deux saisons et trois astres : le Printemps (effacé) et l’Eté (une faucille de moissonneur dans la main et une gerbe de blé dans l’autre). La ville et la campagne sont vues au travers des saisons agréables.
- Les trois astres sont :
- Vénus, une belle femme volontaire insérée dans le signe zodiacal du Taureau. Représentée en conjonction avec le Taureau, elle montre sa face diurne et sage (en opposition à la conjonction nocturne avec la Balance). C’est une Vénus chaste, favorisant l’amour familial. Dès lors, rien de surprenant à qu’elle se trouve au-dessus du cortège nuptial.
- Mercure, dieu du commerce et des études dans la mythologie romaine. Il tient une tige dont l’extrémité est striée. S’agit-il d’un instrument de mesure servant aux échanges ou la tige est-elle surmontée d’un caducée ou de son signe astrologique ? Il porte un gros livre sous le bras, symbole du savoir.
- la Lune, figure miroir du Soleil, a la face encerclée d’un croissant de lune. Elle est entourée des deux chevaux dorés du char du Soleil, qui terminent ici leur course diurne.
- Les médaillons se lisent aussi en opposition à ceux de la fresque du Mauvais Gouvernement. Ainsi, Vénus est face à Mars (ils sont amants dans la mythologie), la Lune face à Saturne (ils partagent l’humeur taciturne et versatile), Mercure à Jupiter (le premier est messager du second).
- Les trois astres sont :
- Enfin, au centre de la fresque se trouvent les Clefs de Saint Pierre, enserrées dans un écusson. C’est l’emblème du Vatican, dont le chef veille sur la cité guelfe du Gouvernement des Neuf.
Notes
1↑ | Ces dimensions s’entendent pour l’ensemble de la fresque des Effets du Bon Gouvernement, soit 720 environ de longueur pour les seuls Effets du Bon Gouvernement dans la Ville. |
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2↑ | « Tournez les yeux pour admirer, vous qui régissez, celle [la justice] qui est figurée ici et qui pour son excellence est couronnée, laquelle rend toujours à chacun son dû. Regardez tous les bienfaits qui proviennent d’elle, combien est douce et reposante la vie de cette ville où est respectée cette vertu qui plus qu’aucune autre resplendit. Elle garde et protège ceux qui l’honorent, elle les nourrit et les apaise. De sa lumière naît la récompense de ceux qui font le bien et les châtiments dus aux malfaiteurs. » Transcription et traduction par Patrick Boucheron, d’après Furio Brugnolo. |
3↑ | Au sujet de la copie en art, un extrait d’une lettre de Pétrarque à Boccace, datée de 1366, à propos de l’imitation de Virgile, éclaire magnifiquement les notions de ressemblance et de dissemblance (voir post-scriptum de l’article sur « Les fresques disparues de la façade de Santa Maria della Scala »). |
4↑ | Patrick Boucherin, Conjurer la Peur, Sienne, 1338, Paris, Seuil, 2013. |
5↑ | Quadrivium : désigne l’ensemble des quatre sciences mathématiques dans la théorie antique : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. |
6↑ | Le trivium est l’une des deux divisions des sept Arts libéraux (l’autre est le quadrivium).Il est désigné comme “arts de la parole” et se compose de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. |
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