Taddeo di Bartolo, “Manius Curius Dentatus, Marcus Furius Camillus, Publius Scipio Africanus”

Lunette de la “Magnanimità”, galerie d’ “Hommes illustres” (Manius Curius Dentatus, Marcus Furius Camillus, Publius Scipio Africanus). Sienne, Palazzo Pubblico, Anticappella.

Taddeo di Bartolo (Sienne, 1362 ou 1363 – 1422)

Manius Curius Dentatus, Marcus Furius Camillus, Publius Scipio Africanus

Dans le médaillon de la frise, à droite : Marcus Livius Drusus

Fresque

  • Inscriptions :
    • (cartouche sous le cadre, en haut) :
      • « NEC SVCCESSIBVS EXTOLLITVR NEC INFORTUNIIS DEICITVR / OPVS EIVS PARCERE SVBIECTIS ET DEBELLARE SVPERBOS » [1]
    • (sous la figure de Manius Curius Dentatus [2a]) :
      • « M. Curius dentatus »
      • (cartouche) :
        • ” Hic ego sum curius patriis qui finibus arma / Atque neotolemum samnitum victor abeji / Me probat et medici scelus ad sua castra remissi / Et spretumque aurum, proh ! quod nunc inficit orbem.” [2b]
    • (sous la figure de Camille [3]) :
      • ” M. Furius camillus”
      • (cartouche) :
        • “Restitui patriam consumpti et gloria galli / Sunt mea quos etiam victor dum multa ruentes / Hac per rura sequor nostro de nomine dicta est / Camilla tu[a]e pars urbis terna senensis. [4]”
    • (sous la figure de Scipion l’Africain [5a]) :
      • “P. Scipio africanus”
      • (cartouche) :
        • “Scipio sum iuvenis consul qui factus in afros / Hannibalem latio superans a climate tractum / Hesperias fregi genres, romanaque signa / In libiam domita victor cartagine duxi.” [5b]
    • (sous la figure de Marcus Livius Drusus [6])
      •  « M. DRUSUS »
  • (cartouche vertical, à la séparation des deux travées de la salle) : 
    • « SPECCHIATEVI IN COST/ORO VOI CHE REGGETE / SE VOLETE REGNARE / MILLE ET MILLE ANNI / SEGVITE IL BEN COMV/NE ET NON VINGANNI / SE ALCUNA PASSIONE / IN VOI AVETE / DRITTI CONSIGLI CO/ME QUEI CHE RENDETE / CHE CVI DI SOTTO SO/NO CO’LUNGHI PANNI / GIUSTI CO’LARME NE’ C/OMVNI AFFANNI / COME QUESTI ALTRI / CHE QUAGIÙ VEDETE / SEMPRE MAGIORI SA/RETE INSIEME VUNITI / ET SAGLIRETE AL CIE/LO PIENO D’OGNI GLORIA / SICOME FECIE IL GRAN / POPOLO DI MARTE / EL QUALE AVENDO D/EL MONDO VICTORIA / PER CHE INFRA LORO / SI FVRO DENTRO PARTITI / PERDÈ LA LIBERTADE / IN OGNI PARTE » [7]

Provenance : In situ.

Sienne, Palazzo Pubblico, Ante Cappella.

A la suite des trois hommes politiques (consul, sénateur ou censeur) associés à l’allégorie de la Iustitia, trois militaires viennent compléter la galerie des hommes illustres de la Rome républicaine. Contrairement aux triades associées à Magnanimitas que l’on peut voir ailleurs en Italie (Palazzo Pubblico de Lucignano ou dans la salle des Lys du Palazzo Vecchio, à Florence, décorée par Domenico Ghirlandaio), qui réunissent toujours un groupe dans lequel l’un des trois personnage est grec, ou, du moins, non romain, ici, “c’est Rome seule qui se pose comme objet de réflexion et d’imitation. [8] Et il paraît ainsi évident au spectateur que “c’est le modèle de Rome auquel la cité de Sienne est appelée à s’inspirer [9]” (voir note 1).

A l’instar de leurs compagnons civils portant des costumes médiévaux, ces militaires ont revêtu des armures de cérémonie à la mode du XVe siècle, telles que l’on pouvait peut-être les voir porter lors des grandes occasions, ou sur des scènes de théâtre, mais qui, bien entendu, n’étaient pas portées sur les champs de bataille. Comme pour ces mêmes compagnons issus de la classe politique, l’effet d’actualisation devait être saisissant pour les observateurs de l’époque (sans doute beaucoup plus que pour un visiteur actuel, dont l’attention pas toujours suffisamment soutenue ne permet pas de faire ce distingo), et, par contrecoup, inscrivait ces mêmes personnages dans une actualité proche de la leur. Ou dans une proximité qui, effaçant le temps écoulé, leur donnait à tous une forme d’intemporalité apte à rejaillir les préceptes défendus par l’ensemble des ces “hommes illustres.”

Les inscriptions placées sous les figures de Manius Curius Dentatus, Camille et Scipion l’Africain présentent ces personnages comme les fondateurs de Sienne.

Dans le médaillon de la frise qui descend sur la droite après avoir fait le tour de la lunette, apparaît Marcus Livius Drusus brandissant une épée. Plusieurs Romains portent ce nom et peuvent prétendre à être le héros honorer dans cette fresque. La présence de Marcus Livius Salinator semble, selon Roberto Guerrini, la plus adaptée à la situation : sa participation à la seconde guerre punique et la beauté d’âme dont il témoigne en épargnant les ennemis ayant échappé au massacre lui donnent le droit d’être commémoré ici.

[1] L’inscription lisible sous la figure de Magnanimitas est constituée de deux phrases provenant de deux sources différentes : la première est extraite vient de l’Éthique à Nicomaque (Aristote, Eth. Nicom. 4, 5) : “Nec successibus extollitur nec infortuniis deicitur” (“Il n’est pas exalté par ses succès ni abattu par ses infortunes” ; la seconde est empruntée à Virgile (Verg., Aen. 6, 583) : “Opus eius : parcere subiectis et debellare superbos” (“Son devoir : pardonner à celui-qui se soumet et éliminer les superbes [orgueilleux]”). Cette phrase est mise par Virgile dans la bouche d’Anchise : celui-ci s’adresse à Énée, son fils, en lui présentant les héros qui feront la gloire future de Rome. Si d’autres (les Grecs) sont voués au primat sur les arts, les sciences, l’art oratoire, il revient aux romains d’affirmer leur empire sur tous les peuples, et d’imposer la paix à tous.

[2a] Manius Curius Dentatus (mort en 270 av. J.-C.), tribun de la plèbe sous la République, entre 298 et 291 av. J.-C. il a mis fin à la Guerre Sunnite. Selon Pline, il était né en ayant déjà des dents, ce qui lui valu le surnom dentatus. Les deux derniers vers de l’épitaphe qui l’accompagnent lancent ce message moral : “me probat medici scelsus ad sua castra remissi et spetrumque aurum, proh !, quod nunc inficit orbem” (“le médecin impie renvoyé dans son campement et l’or refusé, hélas, qui contamine le monde témoignent de qui je suis”). L’actualité de Curius Dentatus dans ce contexte est donc attestée par son refus d’accepter la proposition du traître médecin prêt à tuer Pyrrhus. Mais c’est surtout son incorruptibilité, le fait d’avoir refusé les nombreuses offres des Sunnites, qui excite la verve de l’auteur de l’épigramme. Le fait que ce héros réapparaisse une seconde fois dans le cycle de l’anticapella ne doit rien au hasard mais bien au caractère exemplaire de l’honnêteté du personnage, telle qu’elle devrait toujours régner en République … Ce héros incorruptible se trouve ainsi être, avec Caton, le personnage antique le plus représenté non seulement dans cette salle mais dans tout le Palazzo Pubblico.

[2b] « C’est moi, Curius, qui, vainqueur des Samnites, ai chassé au-delà des confins de la patrie Néoptolème et ses armées. Aussi bien le médecin qui fut renvoyé dans ses campement que l’or que j’ai dédaigné – qui maintenant, hélas, infeste le monde – donnent des preuves de ce que je suis ». La formule s’inspire de Cicéron (Caton, 55).

[3] Marcus Furius Camillus, dit Camille (première moitié du IVe siècle av. J.-C.), général et homme d’État romain, issu d’une famille patricienne. Plutarque lui consacre une biographie dans ses Vies parallèles des hommes illustres et Tite-Live le présente comme un des plus brillants chefs d’armée que la République romaine ait connu. Ses nombreuses victoires et la prise de Véies, cité étrusque rivale de Rome, marquent le début de la lente mais inexorable expansion territoriale romaine. « Il mérita d’être appelé, après Romulus, le second fondateur de la ville de Rome », Tite-Live, Histoire romaine, VII.

[4] « J’ai sauvé la patrie ; la soumission des Gaulois fit ma gloire ; tandis qu’ils se précipitaient sur nos terres, je les ai pourchassés ». Après un rappel de ses victoires, l’inscription fait dire à Camille, avec un « nous » de majesté : « nostro de nomine dicta est Camilla, tue pars urbis terna Senensis” (“Notre nom a donné le sien à Camollia, la tierce partie de ta ville de Sienne”).

[5a] Publius Cornelius Scipio Africanus, ou Scipion l’Africain (v. 236-235 av. J.-C., –  Linternum [actuelle Lago Patria, en Campanie], 183 av. J.-C.), général et homme d’État romain. Il est connu pour ses campagnes militaires victorieuses contre les Carthaginois en Hispanie, puis la conquête du Nord de l’Afrique., 183 av. J.-C.

[5b] « Je suis Scipion qui, encore jeune, fut créé consul contre les Africains, vainqueur d’Hannibal que j’ai chassé du Latium, j’ai soumis les nations expérimentées ; j’ai conduit vainqueur les vaisseaux en Lybie, et Carthage fut domptée.

[6] Marcus Livius Drusus, parfois dit « l’Ancien », est un homme politique de l’époque de la République romaine. Tribun de la plèbe en 122 av. J.-C., année pendant laquelle il s’oppose à Caius Gracchus, consul en 112 av. J.-C. et censeur en 109 av. J.-C., il décède pendant cette magistrature en 108 av. J.-C. Il est le père du célèbre Marcus Livius Drusus, parfois dit « le Jeune », tribun de la plèbe assassiné en 91 av. J.-C. Un troisième Marcus Livius, dit ‘Salinator’ semble plus conforme à Roberto Guerrini dans le contexte de l’anté-chapelle décrit jusqu’ici? Il s’agit de Marcus Livius Salinator, consul romain (219 av. J. -C), qui fit la guerre avec succès en Illyrie. Élevé de nouveau au consulat en 207 av. J.-C., avec Caius Claudius Nero, son ennemi personnel, il oublia sa haine pour ne songer qu’au bien de sa patrie ; ensemble, ils remportèrent la bataille du Métaure sur Hasdrubal, venu avec une armée au secours d’Hannibal. Caius Claudius Nero et Marcus Livius Salinator furent encore censeurs ensemble en 204 av. J.-C., mandat à la fin duquel leurs disputes furent telles qu’ils se dégradèrent mutuellement de leur rang ainsi que leurs tribus respectives. Pendant sa censure, Marcus Livius créa un impôt sur le sel, ce qui lui fit donner le surnom de « Salinator », nom qui resta depuis à sa famille. Il commença la construction d’un temple à la déesse Juventas, en exécution d’un vœu qu’il avait fait pendant la bataille du Métaure.(Voir Roberto GUERRINI, « Dulci pro libertate. Taddeo di Bartolo : il ciclo di eroi antichi nel Palazzo pubblico di Siena (1413-14), Tradizione classica ed iconografica politica », Rivista storica italiana, 112, n° 2, 2000, p. 58).

[7] « Imitez ces Hommes, vous qui gouvernez, si vous voulez régner mille et mille ans. Suivez le bien commun et ne vous laissez pas tromper si vous avez en vous quelque passion. Prenez de sages décisions, comme ceux-là dessous, dans leurs longs vêtements, et soyez justes quand vous employez les armes dans les troubles humains, comme ces autres hommes que vous voyez là-bas. Vous serez justes toujours plus grands si vous demeurez unis et vous monterez au ciel qui est plein de toute gloire, comme le fit le grand peuple de Mars, lequel, ayant vaincu le monde, perdit toute liberté parce qu’ils se sont divisés entre eux. » (Spechiatevi in costoro voi che reggete se volete regnare mille et mille anni, seguite il ben comune et non v’inganni se alcuna passione in voi avete dritti consegli come quei rendete che qui di sotto co’longhi panni giusti co’larme ne’communi affanni come questi altri che qua giù vedete sempre magiori sarete insieme uniti et saglirete al cielo pieno d’ogni gloria si come fecie il gran popolo di marte el quale avendo del mondo victoria perché infra loro si furo dentro partiti/ perdè la libertade in ogni parte).

[8] GUERRINI 2000, p. 51.

[9] GUERRINI, 2000 p. 50.