« Depuis les Pères des débuts du christianisme jusqu’aux grands docteurs du XIIIe siècle, l’Église s’est appliquée à identifier, à classer et à hiérarchiser les états d’âme des chrétiens. Progressivement, le système moral s’est organisé autour du nombre sept, considéré comme le chiffre de la plénitude et de la totalité, en proposant les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales comme septénaire positif et les sept vices principaux comme septénaire négatif. Ces deux septénaires ne se sont toutefois affirmés que très tardivement. Dans ces classifications, les sept vertus ne correspondaient pas systématiquement aux trois vertus théologales et aux quatre vertus cardinales et les sept vices n’étaient pas toujours ceux énoncés dans la classification de Grégoire le Grand (v. 540-604). Le changement crucial survient entre le XIIe et le XIIIe siècle grâce au renouveau théologique et pastoral qui transforme en profondeur la physionomie de la chrétienté.
[…]
Étymologiquement, le terme « vertu » renvoie à une grande variété de significations. Dérivé du mot latin vir, il désigne, au sens premier, la force, la vigueur ou la puissance et, en un sens plus général, la perfection, la valeur, la prospérité, le bonheur et la gloire. La notion de vertu remonte au monde grec. Déjà mentionné par la philosophie présocratique, c’est Platon qui en propose la première systématisation pour constituer les fondements de sa République [1]. Aristote (384-322 av. J.-C.), dans l’Éthique à Nicomaque, en fait une perfection de l’être humain auteur de ses actes et une disposition permanente à choisir en se tenant dans le juste milieu [2]. Du côté du christianisme, les Écritures lui donnent rarement une dimension morale. Dans l’Ancien Testament, c’est l’idée de force et de puissance qui prédomine. Dans la Septante apparaît aussi le terme αρετη, qui désigne ce qui plaît, et qui peut s’appliquer à n’importe quelle supériorité ou excellence : santé du corps, force, gloire ou honneur. De ce fait, c’est surtout dans le Nouveau Testament que la notion chrétienne de vertu apparaît dans ses dispositions morales et surnaturelles.
Suivant saint Thomas d’Aquin, le système moral repose sur sept vertus principales agencées en deux ensembles [3]. Le premier ensemble, spécifiquement chrétien et défini dès les origines patristiques, se compose de trois vertus, dites théologales, qui sont la Foi, l’Espérance et la Charité. Le deuxième ensemble, qui trouve ses racines dans la pensée grecque, est constitué de quatre vertus, dites cardinales, qui sont la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance [4]. C’est saint Paul qui le premier fait de la Charité, de l’Espérance et de la Foi les fondements moraux de la vie du chrétien [5]. Reprenant les épîtres de l’Apôtre des Gentils, la patristique n’a eu de cesse de confirmer leur indissociabilité et leur primauté. Aucune de ces vertus ne peut exister sans les deux autres et c’est avec le concours des trois que le chrétien peut envisager de s’accomplir [6]. À la différence des vertus « humaines », c’est-à-dire des vertus qui peuvent être discernées par notre intelligence et acquises par une bonne éducation, ces trois vertus sont un don de Dieu : chacune d’elles est appelée « […] théologale du fait qu’elle a Dieu comme l’objet auquel elle s’attache [7] ».
Parmi vertus cardinales, célébrées depuis l’Antiquité grecque, « la Prudence est souvent désignée comme la plus importante. Elle applique en effet son discernement aux actions de toutes les autres vertus puisqu’elle détermine les actes qu’il est nécessaire d’accomplir pour être juste, fort ou tempérant. Elle remplit donc un rôle déterminant dans toutes les actions humaines. C’est ainsi que, selon Aristote, elle est « […] une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain [8]». Pour saint Thomas, elle est la vertu la plus nécessaire à la vie car elle permet de régler le bien et de contrôler les attitudes des hommes. [9] Elle est constituée de deux parties, l’une naturelle, l’autre surnaturelle. La première est l’habile discernement des affaires de ce monde : étant destinée à des objectifs utilitaires, elle n’est pas nécessairement concernée par le Salut et peut donc être pratiquée chez les incroyants. La deuxième est infuse : elle est le fait de ceux qui sont en état de grâce et elle est souvent considérée comme un don de Dieu assimilable à la Sagesse.
Après la Prudence vient la Justice. Réglant l’homme dans ses rapports avec autrui, cette vertu est souvent considérée comme une valeur indispensable de la société. Platon en fait une propriété nécessaire à l’accomplissement de la cité idéale tandis qu’Aristote la décrit comme une « disposition qui rend les hommes aptes à accomplir les actions justes [10]». C’est Thomas d’Aquin qui en donne la définition la plus définitive. Selon lui, elle est une volonté constante et perpétuelle de donner à chacun ce qui lui appartient [11]. Elle est alors entendue en un double sens. Tantôt, elle vise l’égalité ou l’harmonie entre un homme et un autre homme, tantôt elle s’applique universellement. À son tour, la Justice particulière se partage en deux espèces : la Justice commutative et la Justice distributive. La Justice commutative règle les échanges entre des personnes, elles-mêmes considérées comme égales selon le principe de l’égalité arithmétique : chacun doit recevoir autant qu’il donne. La Justice distributive se préoccupe de la valeur respective des personnes et de leurs mérites inégaux.
À la suite de la Prudence et de la Justice vient la Force. Considérée comme une disposition générale de fermeté, la Force est nécessaire à la pratique de toutes les autres vertus. Amplement célébrée par les Anciens, le christianisme lui donne un accent particulier puisqu’il la fait naître de la faiblesse. La vie évangélique du Christ, notamment la Passion, s’attache à montrer comment la faiblesse de l’homme se convertit en force spirituelle. Ainsi, pour saint Thomas, ‘la vertu de l’âme ne se déploie pas dans la faiblesse de l’âme, mais dans la faiblesse charnelle. Il appartient à la force de l’âme de supporter courageusement la faiblesse de la chair […]’ [12]. Loin d’être seulement une qualité physique, la Force devient une faculté qui permet de surmonter la faiblesse de l’homme pécheur et d’accéder à l’Esprit.
Enfin, quatrième des vertus cardinales, la Tempérance sert de pivot à toutes les vertus qui se rapportent à la modération, à la maîtrise des excès, des pulsions et des passions. C’est une vertu spéciale puisque son rôle est de dompter les élans de la nature. Saint Thomas l’oppose à la gourmandise, à l’ébriété et à la luxure en affirmant que ‘[…] ce sont les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs sexuels qui sont proprement l’objet de la Tempérance’ [13]. Elle remplit un rôle de premier ordre dans la pratique des vertus cardinales car elle apporte mesure et raison au prudent, au juste et au fort. » [14]
Les quatre vertus dites cardinales sont complétées par trois vertus dites « théologales » (Foi, Charité et Espérance) pour former les sept vertus chrétiennes.
[1] Platon, Œuvres complètes, VI-VII. La République, traduit par Émile Chambry, Paris, 1959, Livre IV, 427e. Dans Les Lois, Livre I, 631c-d, Platon écrit : « Dans l’ordre des biens divins, le premier est la prudence ; après vient la tempérance ; et du mélange de ces deux vertus et de la force naît la justice, qui occupe la troisième place ; la force est à la quatrième. Ces derniers biens méritent par leur nature la préférence sur les premiers ; et il est du devoir du législateur de la leur conserver. »
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par Jean Nicot, Paris, 1997, II, 6.
[3] Thomas d’Aquin, Somme théologique, traduit par Aimon-Marie Roguet, 5 vol., Paris, 1984-1986, IIa-IIae.
[4] Aubert Jean-Marie, s.v. « Vertu », dans Dictionnaire de spiritualité, Ascétique et mystique, 17 vol., Paris, 1937-1995 (désormais DS), 16, col. 485-497.
[5] Paul, I Corinthiens, 13, 13.
[6] Augustin, Enchiridion ad Laurentium sive de fide, spe et caritate, dans Patrologiae cursus completus. Series Latina, édité par Jean-Paul Migne, vol. 1-221, Paris, 1887-1974 (désormais PL), 40, col. 231-290.
[7] Thomas d’Aquin, Summa theologica, 6 vol., Paris, 1926-1935, IIa-IIae, q. 17, a. 6 : Respondeo dicendum quod virtus aliqua dicitur theologica ex hoc quod habet Deum pro obiecto cui inhaeret dupliciter.
[8] Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., 1140b.
[9] Thomas d’Aquin, Summa theologica, op. cit., IIa-IIae, q. 47.
[10] Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., 1129a.
[11] Thomas d’Aquin, Summa theologica, op. cit., IIa-IIae, q. 58, a. 1 : Videtur quod inconvenienter definiatur a iurisperitis quod iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum unicuique tribunes.
[12] Ibid., IIa-IIae, q. 123, a. 1 : Ad primum ergo dicendum quod virtus animae non perficitur in infirmitate animae, sed in infirmitate carnis, de qua apostolus loquebatur. Hoc autem ad fortitudinem mentis pertinet, quod infirmitatem carnis fortiter ferat […].
[13] Ibid., IIa-IIae, q. 141, a. 4 : Et ideo circa delectationes ciborum et potuum, et circa delectationes venereorum, est proprie temperantia.
[14] COSNET, Bertrand, Sous le regard des Vertus : Italie, XIVe siècle (Renaissance). Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015.
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire.