Triomphe de la mort

Le thème du « triomphe de la mort » renvoie incessamment au triste constat, par l’homme médiéval, d’une réalité qu’il représente abondamment, tant dans la littérature que dans les autres arts de son temps : la mort triomphe toujours de la vie et des vivants. Alimenté par la répétition des fléaux qui s’abattent sur l’humanité et par les grandes peurs qui en résultent, le thème est omniprésent au Moyen Âge, dans les danses macabres comme dans tout un ensemble de pratiques et de représentations qui relèvent toutes du memento mori. Extraite du Dit des Trois morts et des trois vifs [1], la formule “Nous fûmes ce que vous êtes ; vous serez ce que nous sommes”, consacrée par la suite et reprise par Masaccio sous la célèbrissime Trinità de l’église de Santa Maria Novella [2]), illustre bien l’idée d’une mise en garde omniprésente, à l’œuvre dans le principe même des memento mori quelle qu’en soit la forme, peinte, sculptée, littéraire ou théâtrale.

Hors contexte, l’expression “triomphe de la mort” induit cependant un risque de confusion puisqu’elle désigne de manière identique deux thématiques proches mais néanmoins distinctes, bien que toutes deux soient situées dans un même registre :

  • le “triomphe de la mort”, avec Pétrarque, s’identifie à un triomphe à l’antique [3] dans lequel les héros victorieux auraient cédé la place à la figure de la mort afin de signifier sa victoire sur les vivants, indistinctement de leur position dans la société. L’un des meilleurs exemples de cette sorte de représentation, Il Trionfo della Morte du Scheggia, est visible à la Pinacothèque de Sienne
  • un autre type de « Triomphe de la Mort », peint aux murs des édifices religieux, avait une forme visuelle et une signification sensiblement différentes : il s’agissait davantage, dans ce second cas, de souligner la part de hasard avec laquelle la mort frappe l’homme et, par voie de conséquences, la nécessité pour lui, selon l’Église, d’être toujours en état d’échapper à la « mauvaise mort », la pire, c’est-à-dire celle qui frappait les humains en état de « péché ». Le siennois Bartolo di Fredi a représenté un Trionfo della morte à Lucignano (Arezzo), qui illustre parfaitement cette interprétation du thème.
ICONOGRAPHIE
‘Lo Scheggia’, “Il Trionfo della Morte”. Sienne, Pinacoteca Nazionale.

Dans sa première acception, le Triomphe de la Mort s’apparente à un défilé de victoire dans lequel la personnification de la mort est juchée sur un char aux dimensions importantes, entouré d’hommes et de femmes de toutes conditions, y compris religieuse, et parfois, de toutes les époques.

Bartolo di Fredi, “Trionfo della morte”. Lucignano (Arezzo), église de San Francesco.

En revanche, l’idée d’une mort intervenant à tout moment, à l’improviste, privilégie la figure d’une vieille femme chevauchant un destrier lancé à toute allure sur des humains qu’elle fauche au hasard de ses caprices. Les jeunes gens que l’on voit à pied, dans ce contexte, sont les cibles favorites de la Mort jusqu’au milieu du XIVe siècle. Après cette date, ils apparaissent davantage en cavaliers. La présence de faucons et de chiens est constante afin de signifier le loisir de la chasse à laquelle ils s’adonnent. Les jeunes demoiselles, réputées tout aussi oisives, se livrent quant à elles aux joies de la musique en plein air.

[1] Il existe plusieurs variantes de cette légende, transmises dans une vingtaine de manuscrits. La plus ancienne, Ce sont li troi mort et li troi vif, par Baudouin de Condé (actif entre 1240 et 1280), est aussi la plus fréquente. Le sens de ce poème, qui met en scène la rencontre de trois jeunes gens avec trois morts qui représente, en quelque sorte, leur propre image par anticipation, n’est pas, à proprement parler, celui de la mort. Il constitue plutôt une sorte d’avertissement quant au devenir de la jeunesse comme de la beauté, toutes deux inéluctablement vouées à retourner à la poussière initiale.

[2] “Io fu quel che siete e voi sarete quel che sono” : c’est ainsi qu’un squelette interpelle l’observateur sous l’autel qui figure lui-même au bas de la fresque.

[3] C’est-à-dire à une évocation des honneurs que l’on rendait aux chefs victorieux dans la Rome antique, lorsque ces derniers faisaient leur entrée dans la ville, montés sur un char, à la tête de leur armée, suivis des prisonniers et de leur butin.