Sybilles

Dans l’Antiquité classique, la sibylle était une vierge douée de vertus prophétiques inspirées d’une divinité (généralement Apollon).

« On peut dire que les prêtresses en exercice à Delphes, pour ne pas parler d’oracles moins connus, ont été les sibylles réelles, dont les sibylles proprement dites sont la copie transfigurée. On ne trouverait guère, à première vue, de différence caractéristique entre les prêtresses légendaires, comme Phémonoé de Delphes [1]Phémonoé : poétesse mythique de l’Antiquite grecque qui, selon la tradition, aurait inventé l’hexamètre (vers composé de six pieds ou six syllabes)., et les sibylles ; si ce n’est peut-être que les unes sont visitées de temps à autre par l’inspiration, tandis que l’inspiration fait partie intégrante de la nature sibylline. Encore cette différence n’a-t-elle pas été maintenue par tous. Virgile, si curieux des traditions antiques, n’a pas certainement cru contrevenir aux idées reçues en dépeignant sa sibylle possédée, comme une pythie, d’un accès violent et passager d’enthousiasme prophétique [2]Virg. Æn., III, 443 ; VI, 77-155.. Les auteurs des oracles sibyllins qui nous sont parvenus nous montrent aussi la Sibylle prise de force par l’esprit divin et implorant de temps à autre un instant de repos. Avec le temps le nom de sibylle devint, comme celui de pythie et plus facilement encore parce qu’il ne contenait pas d’indication topographique, une désignation banale applicable à toutes les prophétesses.
Ce n’est pas dans la fonction des sibylles, ni dans la nature de leur enthousiasme qu’il faut chercher le caractère propre du type sibyllin, mais bien dans l’absence de toute réalité matérielle qui fait des sibylles des êtres abstraits, assimilables et souvent assimilés aux nymphes. » [3]Antoine BOUCHÉ-LECLERCQ, Les Sibylles et les chants sibyllins, Genève, Arbre d’Or, 2005, p. 5.

« La sibylle est pour le Moyen Âge une figure héritée, une créature mythologique échappée du panthéon païen mais inscrite dans la trame chrétienne de l’histoire du monde. D’origine mythique, le modelage de ce personnage répond à des impératifs littéraires bien sûr, mais aussi anthropologiques, iconographiques, polémiques, théologiques. La sibylle peut même être considérée comme une actualisation du schème, inhérent à l’imagination humaine, de la femme prophétisant. » [4]Julien ABED, « Une à la douzaine : le statut du personnage de la sibylle dans le BnF fr 2362 », dans Chantal CONNOCHIE-BOURGNE (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2007, p. 9-19.

André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, pp. 1035-1140.

Le plus ancien témoignage sur la figure de la Sibylle est celui d’Héraclite d’Éphèse [5]Héraclite d’Éphèse (milieu du VIe siècle – v. 480 av. J.-C.) : philosophe présocratique. « Éveillés, ils dorment. », transmis par Plutarque :

« La Sibylle à la bouche délirante, comme dit Héraclite, profère des mots sans sourires, sans fards et sans parfums, et cependant sa voix se fait entendre pendant mille ans grâce à Dieu. » [6]Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, VI, 397 A.

À sa suite, Euripide [7]Euripide, Lamia, Prologue., Aristophane [8]ARISTOPHANE, La Paix, 1095 ; 1116., Platon [9]PLATON, Phèdre, 244b. ne mentionnent que la seule Sibylle d’Éphèse. La figure de la Sibylle essaime dans tout le bassin méditerranéen, et Varron, au Ier siècle avant J.-C., en dénombre une douzaine, d’après le témoignage conservé par Lactance [10]LACTANCE, Institutions divines, I, VI, 8 sq. :

– la Sibylle persique 
– la Sibylle lybique 
– la Sibylle de Delphes 
– la Sibylle cimmérienne 
– la Sibylle d’Érythrée 
– la Sibylle samienne
– la Sibylle de Cumes, appelée Amalthée, ou Hérophile, ou Démophile, rendue célèbre par le livre VI de l’Énéide de Virgile 
– la Sibylle de l’Hellespont 
– la Sibylle phrygienne, d’Ancyre 
– la Sibylle de Tibur, appelée Albunéa, qui habitait sur les rives de l’Anio

« Chacun des livres est l’œuvre de l’une d’entre elles : mais parce qu’ils sont mis sous le nom de la Sibylle, les gens croient qu’ils sont dus à une seule ; ils sont mélangés et l’on ne peut les distinguer, ni assigner à chacune son œuvre, sauf pour la Sibylle d’Erythrées, qui a mis son véritable nom dans ses prédictions et a proclamé qu’on l’appellerait Erythréenne, bien qu’elle fût née à Babylone. » [11]« Et sunt singularum singuli libri : quos, quia Sibyllae nomine inscribuntur, unius esse credunt, suntque confusi nec discerni ac suum cuique adsignari potest nisi Erythraeae, quae et nomen suum uerum carmini inseruit et Erythraeam se nominatuiri praelocuta est, cum esset orta Babylone. » Lactance, Institutions divines, éd. Pierre Monat, « Sources … Poursuivre

Pausanias (X, 12, 3, 6) a établi une typologie géographique de ces différentes sibylles, en remarquant qu’elles apparaissent dans des lieux dédiés au culte d’Apollon – sans doute par contamination avec la Pythie – et dans des lieux caractérisés par certains phénomènes naturels : une terre rougeâtre et sèche, des exhalaisons sulfureuses, un sol volcanique et la présence de grottes, qui correspondent tout à fait à des lieux comme Gergis et Marpessos en Troade, ou Cumes et Tibur en Italie. On peut également établir une typologie spirituelle de ces figures : elles sont représentées comme des femmes vierges, sans descendance et sans âge, surgies d’un hors-temps, intermédiaires entre les dieux et les hommes.
Les Sibylles jouaient un rôle important dans la vie religieuse antique. Ainsi, selon la tradition, la Sibylle de Cumes proposa à Tarquin l’Ancien neuf livres de prédiction à prix d’or ; devant son refus, elle en brûla trois et lui proposa les six restants. Nouveau refus de Tarquin : à nouveau, la Sibylle en brûla trois et lui proposa les trois derniers. Devant cette insistance et sous la pression des augures, le roi accéda à sa demande. Ces livres furent conservés dans les souterrains du temple de Jupiter Capitolin, jusqu’en juillet 83 av. J.-C., date à laquelle ils furent détruits lors de l’incendie du Capitole. En 76, une commission fut chargée de reconstituer cette collection. Auguste fit faire un tri parmi les différents oracles en 17 et 14 av. J.-C. et transféra les Livres sibyllins du Capitole au temple d’Apollon Palatin dans une sorte de tabernacle doré au pied de la statue du dieu.

Iconographie 1

Les sibylles ont été fréquemment représentées sur les portails, les vitraux ou le mobilier des églises ou des cathédrales aux XVe et XVIe siècles avant d’être censurées par les canons du concile de Trente.

  • Sybille de Tibur
  • Sibylle Érythréenne porte un grand rameau fleuri. Elle évoque l’Annonciation parce qu’elle a proclamé qu’une vierge doit enfanter.
  • Sibylle d’Hellespont ou Hellespontine porte une grande croix représentant la crucifixion du Christ au Golgotha.Sibylle Phrygienne porte le labarum : étendard où figure le chrisme, symbole du christianisme.
  • Sibylle Persique : on lui associe une lanterne symbolisant la lumière apportée par le Messie et elle foule aux pieds le serpent de la Genèse qui a abusé Ève.
  • Sibylle Libyque a un cierge allumé qui symbolise la Lumière que la naissance du Sauveur apporte au monde pour repousser les ténèbres. On peut la représenter avec trois clous rappelant la Passion du Christ. Elle aurait été mentionnée par Euripide, selon le pavement de la cathédrale de Sienne.
  • Sibylle Cimmérienne porte un biberon en forme de corne symbolisant la Vierge allaitant son Enfant.
  • Sibylle Delphique ou Pythie porte à la main une couronne d’épines, symbole de la Passion. Elle avait prophétisé : « un Dieu viendra pour mourir et il sera plus grand que les immortels ».
  • Sibylle de Samos ou Samienne porte un berceau parce qu’elle avait entrevu la Vierge couchant l’enfant dans une crèche.
  • Sibylle Agrippa ou Agrippine porte un fouet symbolisant la flagellation du Christ ;
  • Sibylle de Cumes ou Cuméenne : elle peut porter un coquillage qui représente la virginité de la Vierge. Elle porte le rameau magique et a annoncé qu’un enfant descendrait du ciel ;
  • Sibylle Europa ou Européenne : elle porte un glaive évoquant le Massacre des Innocents et par association la fuite en Égypte.
Iconographie 2

Parmi les cinquante-six panneaux de marqueterie de marbre colorés et niellage [12]Le niellage est une technique empruntée à l’orfèvrerie qui consiste à appliquer le nielle (ou niello, du latin nigellus, « noirci »), un sulfure métallique de couleur noire qui inclut du cuivre, de l’argent et souvent même du plomb ou du borax, employé comme matière de remplissage dans … Poursuivre du pavement intérieur de la Cathédrale de Sienne figurent les dix sibylles connues au Moyen Âge. Chacune porte un livre à la main et est identifiée avec le symbole qui lui est traditionnellement attribué ; elle est accompagnée d’un cartouche contenant la source antique qui fait mention d’elle et du texte prophétique qui lui est attribué.

  • Sibilla Libica, Erit Statera Cunctorum Sibylle libyque : Il sera la balance [du jugement] pour tous les hommes
  • Sibilla Delphica, Absque Matris Coitu Ex Virgine Eius 
  • Sibilla Cimara, Et Lac De Celo Missum 
  • Sibilla Erithrea, Iacebit In Feno Agnus 
  • Sibilla Samia, Laudate Eum In Atriis Celorum 
  • Sibilla Agrippa, Invisibile Verbum Palpabitur 
  • Sibilla Persica, Erit Salus Gentium ; Sibilla Cumana, Surgit Mons Aurea Mundo 
  • Sibilla Helespontina, Prospexit Deus Humiles Suos 
  • Sibilla Phrigia, Ex Olimpo Excelsus Veniet 
  • Sibilla Tiburtina, Nascetur Christus In Bethlehem 
  • Sibilla Europa, Regnabit In Paupertate

  • (; Sybille delphique : Sans union charnelle de sa mère [il naîtra] d’une vierge ; Sybille cimmérienne : Et du lait envoyé du ciel ; Sibylle érythréenne : L’Agneau se couchera dans le foin ; Sibylle samienne : Louange à lui au plus haut des cieux ; Sybille agrippine : Le Verbe sera touché ; Sybille persique : Il sera le salut des Gentils ; Sibylle de Cumes : La race d’or s’élèvera dans le monde; Sibylle d’Hellespont : Dieu a pourvu aux besoins de son humble peuple ; Sibylle phrygienne : Le Très-Haut viendra de l’Olympe ; Sibylle de Tibur : Le Christ naîtra à Bethléhem ; Sibylle européenne : Il régnera dans la pauvreté).

Notes

Notes
1 Phémonoé : poétesse mythique de l’Antiquite grecque qui, selon la tradition, aurait inventé l’hexamètre (vers composé de six pieds ou six syllabes).
2 Virg. Æn., III, 443 ; VI, 77-155.
3 Antoine BOUCHÉ-LECLERCQ, Les Sibylles et les chants sibyllins, Genève, Arbre d’Or, 2005, p. 5.
4 Julien ABED, « Une à la douzaine : le statut du personnage de la sibylle dans le BnF fr 2362 », dans Chantal CONNOCHIE-BOURGNE (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2007, p. 9-19.
5 Héraclite d’Éphèse (milieu du VIe siècle – v. 480 av. J.-C.) : philosophe présocratique. « Éveillés, ils dorment. »
6 Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, VI, 397 A.
7 Euripide, Lamia, Prologue.
8 ARISTOPHANE, La Paix, 1095 ; 1116.
9 PLATON, Phèdre, 244b.
10 LACTANCE, Institutions divines, I, VI, 8 sq.
11 « Et sunt singularum singuli libri : quos, quia Sibyllae nomine inscribuntur, unius esse credunt, suntque confusi nec discerni ac suum cuique adsignari potest nisi Erythraeae, quae et nomen suum uerum carmini inseruit et Erythraeam se nominatuiri praelocuta est, cum esset orta Babylone. » Lactance, Institutions divines, éd. Pierre Monat, « Sources chrétiennes », Paris, Les Editions du cerf, 1973-1992, I, 6, 13.
12 Le niellage est une technique empruntée à l’orfèvrerie qui consiste à appliquer le nielle (ou niello, du latin nigellus, « noirci »), un sulfure métallique de couleur noire qui inclut du cuivre, de l’argent et souvent même du plomb ou du borax, employé comme matière de remplissage dans la marqueterie de métaux ou de marbres. Le creux une fois gravé est rempli avec cet alliage fondu le long des traits produits par la gravure. La surface niellée est ensuite polie pour éliminer le bourlet de métal.