Domenico di Bartolo, “Madonna dell’Umiltà e Angeli”

Domenico di Bartolo (documenté à Sienne de 1428 à 1447)

Madonna dell’Umiltà e Angeli (Madone de l’Humilité avec des anges), 1433 (datée et signée).

Tempéra et or sur panneau, 93 x 59 cm.

Inscriptions :

  • (tout en haut, sur le phylactère situé au-dessus de l’auréole de la Vierge) : « AVE STELLA MARIS GEMMAQUE PRETIOSA  » [1]L‘Ave Maris Stella est un hymne d’origine incertaine, datée du IXe siècle. L’appellation « Étoile de la Mer » qualifie la Vierge Marie. Cette formule constitue l’incipit du poème : « Ave Maris Stella, / Dei Mater alma / Atque semper virgo / Felix cæli porta […] » (« Salut, Étoile des mers, Auguste Mère de Dieu, salut, … Poursuivre
  • (sur le rouleau déroulé aux pieds de la Vierge) : « O DECUS O SPECIES O LUX O STELLA SUPREMI / ETERIS EXAUDI MISEROS FAMULOSQUE PECANTES. / DOMINUS DOMINI MATREM TE PINXIT ET ORAT – MCCCCXXXIII » [2]La formule constitue à la fois une prière à la Vierge dont la provenance, demeurée introuvable, est peut-être d’ordre privé (?) ; s’y ajoute, en lettres plus petites, la signature du peintre (« DOMINICUS DOMINI MATREM TE PINXIT ET ORAT » (« Domenico t’a peinte, Mère de Dieu, et te prie ») ainsi que la date d’exécution de l’œuvre … Poursuivre
  • (sortant de la bouche du quatrième ange se lit le verset) : « Adoremus te X.pe et benedicimus tibi quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum » [3]« Nous t’adorons, Christ, et nous te bénissons, / Car par ta sainte croix / Tu as racheté le monde. / Seigneur, aie pitié de nous ! » Ce texte est une strophe chantée ou récitée pendant les stations du Chemin de croix, selon la tradition catholique romaine ainsi que dans certaines liturgies anglicanes et luthériennes du Vendredi saint. Elle est prononcée ici … Poursuivre

Provenance : ?

Sienne, Pinacoteca Nazionale.

Cette Madonna dell’Umiltà est l’œuvre la plus célèbre de Domenico di Bartolo et, selon Pietro Torriti [4]TORRITI 1977, p. 344, qui omet de préciser que cette célébrité, si elle est due à l’éclatante beauté de l’œuvre, est également liée à la date de son exécution – 1433 ! – extrêmement précoce comparée à “tant d’autres manifestations, parfois plus célèbres, du Quattrocento florentin.”, « l’une des plus fameuses de toute la Renaissance toscane » ; pourtant, en raison d’exigences liées à des problèmes de sécurité, elle est demeurée cachée dans un coffre fort pendant un long purgatoire qui n’a pris fin que depuis quelques années. On ne connaît pas le nom de son commanditaire, ni la provenance de l’œuvre. Cependant, selon Strehlke [5]Carl Brandon Strehlke, “La Madonna dell’Umiltà di Domenico di Bartolo e San Bernardino”, in Arte Cristiana, n.s., LXXII, 1984., elle pourrait avoir quelque rapport avec l’entourage de l’archevêque Antonio Casini, l’un de ceux qui défendirent Bernardin de Sienne dans le procès pour hérésie qui lui fut intenté en 1426 [6]Bernardin de Sienne fut accusé d’hérésie par le dominicain Manfred de Vercelli, dont il avait lui-même combattu une prédication sur l’Antéchrist, au prétexte que ses propres prédications souvent vigoureuses – n’a-t-il pas un jour déclaré que la monnaie, y compris la devise pontificale, était un outil du démon ? – exposaient le peuple au danger de … Poursuivre, et qui, par ailleurs, fut le protecteur de Masaccio et de Jacopo della Quercia.

L’esprit de l’œuvre, un hymne à la Vierge Marie, pourrait avoir été inspiré par le prédicateur franciscain Bernardin de Sienne, celui-là même qui, en 1427, sur le Campo, prononça, dans un style caractéristique du pathos il s’abandonne lorsque l’argument de son prêche est strictement religieux (et qu’il invoque certaines œuvres d’art qui l’enchantent), une formule demeurée célèbre : « De même qu’au printemps, la terre est entourée de fleurs et de choses odoriférantes, Marie est toujours entourée d’anges […] et depuis qu’elle est montée là-haut, on ne fait que danser, faire des rondes pleines d’allégresse, qui n’auront jamais de fin […], comme tu peux les voir là-bas sur la porte de Camollia, en l’honneur de Marie, ainsi que du Père, de son Fils et du Saint-Esprit. » [7]Dans l’introduction de l’édition des Novellette ed esempi morali, on peut lire l’extrait d’un sermon datant de 1427, prononcé sur le Campo de Sienne. Bernardino y évoque la Vierge en se référant à l’Assomption de l’Antiporto di Camollia (dont il demandera à Sassetta de réaliser une copie pour le Couvent de l’Osservanza où il réside). Voici en quels termes il … Poursuivre

1

Marie est assise au sol, dans une attitude d’humilité qui est l’exact contraire du type iconographique de la Vierge en Majesté. Bénéficiant de deux épais et somptueux coussins visant à diminuer l’inconfort de la situation, c’est pas une Reine que nous voyons ici, non pas trônant en majesté au milieu de sa cour céleste, mais l’Élue de Dieu figurée portant son Fils sur les genoux. Bien que son vêtement soit d’une grande richesse, que soulignent les précieuses broderies dont il est ourlé, elle est représentée les pieds nus dans un jardin (allusion à l’hortus conclusus du Cantique des Cantiques). Il faut examiner l‘œuvre de plus près pour constater que Marie porte aussi une couronne. Au-dessus de cette couronne, son auréole, gravée dans la feuille d’or, présente une structure inhabituelle : de format circulaire, elle est cependant vue en perspective et semblerait ainsi dotée d’une matérialité palpable si elle ne se fondait pas dans l’or de la surface de la représentation. De fait, cette auréole est si peu immatérielle qu’elle est est incisée de rayures ornementales. En son centre apparaît une forme étoilée (celle-ci renvoie à l’étoile évoquée dans l’hymne inscrit sur le phylactère, immédiatement au-dessous), étoile elle-même sertie de gemmes colorés (qui évoquent, quant à eux, l’image de la gemma pretiosa, la pierre précieuse à laquelle la Vierge est comparée dans l’hymne « AVE STELLA MARIS GEMMAQUE PRETIOSA » lisible dans le phylactère).

2

Cinq anges entourent le groupe central sans que l’asymétrie résultant de leur nombre impair ne vienne perturber l’équilibre de l’ordonnancement. Deux d’entre eux sont musiciens. L’ange de gauche joue d’une précieuse viola da braccio (ancêtre du violon) ornée  de marqueterie, celui de droite fait sonner un orgue portatif. Les trois autres figures angéliques ont un rôle tout aussi important contribuent à parfaire le sens profond qui émane du panneau. Le premier ange est en prière et oriente son regard vers le ciel, c’est-à-dire vers le phylactère qui redouble le rôle des symboles iconographiques en en explicitant la signification. Plus à droite, agrippé à l’épaule de son voisin, un second ange fait une étrange grimace. Est-ce lui qui, la bouche ouverte, chante la strophe « Adoramus te » [8]Adoramus te, Domine, Jesu Christe et benedicimus tibi, quiam per sanctam crucem tuam redemisti mundum. Qui passus es pro nobis, Domine, Domine, miserere nobis. dédiée au Christ Rédempteur, dont on voit les mots s’envoler en lettres d’or dans les airs en décrivant des volutes [9]Les paroles inscrites en lettres d’or sur un fond du même métal ont en partie disparu, ne laissant que les traces des courbes qu’elles décrivaient en s’évanouissant dans les airs. ? N’est-ce pas plutôt son voisin, au centre, de noir vêtu et les bras croisés sur la poitrine en signe d’oraison, qui psalmodie ces mêmes paroles ? Mais alors, pourquoi cette grimace qui déforme le visage du précédent ? Semblant faire écho à son alter ego que l’on voit levant les yeux vers le ciel, celui-ci, au contraire, s’efforce de regarder par dessus l’épaule de la Vierge. N’est-ce pas un chagrin qui déjà l’envahit et forme l’étrange rictus de son visage tandis que son voisin a entonné un chant d’hommage au Rédempteur, c’est-à-dire, en vérité, à celui-là même qui, pour l’heure, prend la forme de l’Enfant qui regarde fixement devant lui ?

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Domenico di Bartolo réussit avec une intelligence parfaite à représenter la complexité des thématiques, parfois contraires, qui font de cette scène une entité difficile à figurer en peinture, et réussit ici la prouesse d’y parvenir grâce à un langage plastique d’une nouveauté dont il nous faut prendre la mesure. Pietro Torriti faisait mine de s’en étonner : « Il semble presque impossible qu’à cette date [1433], autant d’années auparavant, un peintre siennois puisse apparaître comme le précurseur de la force plastique d’un Filippo Lippi, parmi lesquelles la Madonna di Tarquinia (fig. 5), œuvre de jeunesse, date de 1437 [soit quatre ans plus tard] ; qu’il puisse anticiper les expérimentations autour de la lumière d’un Domenico Veneziano, et donc, au-delà, de Piero della Francesca. [10]TORRITI 1977, p. 344. »

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5. Filippo Lippi, « Madonna di Tarquinia ».  Rome, Palazzo Barberini, Galleria Nazionale d’Arte Antica.

Et il s’émerveillait à la fois de la synthèse, réussie par Domenico, entre une lumière et un espace hérités de Masaccio, dont il a certainement vu l’œuvre, ainsi que du fait que l’Enfant-Jésus « suçant goulûment ses doigts » est le « premier véritable nouveau-né en chair et en os de la peinture siennoise », dont le précédent serait à rechercher du côté de la Madone à l’Enfant du Polyptyque de Pise (fig. 6).

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6. Masaccio, « Madonna col Bambino », panneau central du « Polittico di Pisa ». Londres, National Gallery.

D’un seul coup, l’harmonie séculaire de l’art gothique siennois, fondée sur l’équilibre parfait des groupes d’anges et de saints organisés autour d’un centre géométriquement préétabli, est anéantie par l’incroyable dissymétrie créée par les trois anges placés sur la gauche du groupe central (alors qu’il ne sont que deux à sa droite). Le tout dans une atmosphère lumineuse limpide comme celle d’un “matin printanier”, qui ne se retrouvera pas à Florence avant les sublimes expérimentations de Fra Angelico et les coups de maîtres de Domenico Veneziano et Piero della Francesca.

Pourquoi un si petit nombre d’œuvres d’une telle qualité est-il sorti de l’atelier de Domenico di Bartolo alors que cette Madonne d’une étonnante avant-garde (avant la lettre) pouvait laisser envisager le prolongement d’une production des plus brillantes ? La réponse tient sans doute au fait que Domenico ne s’est pas installé à Florence où, comme beaucoup de ses compatriotes, il s’est rendu pour étudier mais qu’il quitte rapidement pour rentrer à Sienne. Pourquoi un départ aussi rapide ? La réponse que donne Pietro Torriti est si teintée de « campanilisme » et, peut-être aussi, si profondément vraie que l’on se doit de la citer exactement : c’est la « nostalgie subtile du gothique siennois coulant invisible et insistante dans [les] veines » du peintre qui en est la cause véritable. Cesare Brandi, autre siennois, ajoute à cela que, peut-être, celui-ci a pu croire que ses premiers efforts suffisaient à celui « qui avait peint le vêtement de la Vierge avec une justesse telle qu’il semblait venir de la main d’un Van Eyck toscan […], tout proche, à portée de vue mais intangible comme les choses vues à travers une lentille grossissante. » De fait, celui « qui, dans la réverbération de l’or trouvait la lumière immatérielle qui crée la substance des images, et les modèle […] »pensait n’avoir pas besoin de faire de fastidieux efforts pour progresser encore. En réalité, « après la Madonna dell’Umiltà et un second chef-d’œuvre [la Madonna Assunta de l’Église de San Raimondo in Rifuggio], les « premiers signes de fatigue » du peintre apparaîtront.

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Domenico di Bartolo, « Madonna Assunta ». Sienne, Église de San Raimondo al Refugio, Sacristie.

Notes

Notes
1 L‘Ave Maris Stella est un hymne d’origine incertaine, datée du IXe siècle. L’appellation « Étoile de la Mer » qualifie la Vierge Marie. Cette formule constitue l’incipit du poème : « Ave Maris Stella, / Dei Mater alma / Atque semper virgo / Felix cæli porta […] » (« Salut, Étoile des mers, Auguste Mère de Dieu, salut, ô toujours Vierge, heureuse Porte du Ciel […] ») » suivi de la comparaison de la Vierge avec une pierre précieuse.
2 La formule constitue à la fois une prière à la Vierge dont la provenance, demeurée introuvable, est peut-être d’ordre privé (?) ; s’y ajoute, en lettres plus petites, la signature du peintre (« DOMINICUS DOMINI MATREM TE PINXIT ET ORAT » (« Domenico t’a peinte, Mère de Dieu, et te prie ») ainsi que la date d’exécution de l’œuvre (« MCCCCXXXIII » : « 1433 »).
3 « Nous t’adorons, Christ, et nous te bénissons, / Car par ta sainte croix / Tu as racheté le monde. / Seigneur, aie pitié de nous ! » Ce texte est une strophe chantée ou récitée pendant les stations du Chemin de croix, selon la tradition catholique romaine ainsi que dans certaines liturgies anglicanes et luthériennes du Vendredi saint. Elle est prononcée ici par le quatrième ange, vêtu de noir et qui croise les mains sur la poitrine. La phrase gravée dans le fond d’or forme une sorte de guirlande au-dessus de sa tête.
4 TORRITI 1977, p. 344, qui omet de préciser que cette célébrité, si elle est due à l’éclatante beauté de l’œuvre, est également liée à la date de son exécution – 1433 ! – extrêmement précoce comparée à “tant d’autres manifestations, parfois plus célèbres, du Quattrocento florentin.”
5 Carl Brandon Strehlke, “La Madonna dell’Umiltà di Domenico di Bartolo e San Bernardino”, in Arte Cristiana, n.s., LXXII, 1984.
6 Bernardin de Sienne fut accusé d’hérésie par le dominicain Manfred de Vercelli, dont il avait lui-même combattu une prédication sur l’Antéchrist, au prétexte que ses propres prédications souvent vigoureuses – n’a-t-il pas un jour déclaré que la monnaie, y compris la devise pontificale, était un outil du démon ? – exposaient le peuple au danger de l’idolâtrie. En 1427, il est convoqué à Rome par le pape Martin V, qui le reçoit froidement et lui ordonne de ne plus prêcher avant que son cas ne soit examiné. Son procès a lieu le 8 juin, et Jean de Capistran est chargé de sa défense. La malveillance et la futilité des charges retenues contre Bernardin sont entièrement démontrées, et le pape, non content de justifier et de recommander son enseignement, l’invite également à prêcher à Rome.
7 Dans l’introduction de l’édition des Novellette ed esempi morali, on peut lire l’extrait d’un sermon datant de 1427, prononcé sur le Campo de Sienne. Bernardino y évoque la Vierge en se référant à l’Assomption de l’Antiporto di Camollia (dont il demandera à Sassetta de réaliser une copie pour le Couvent de l’Osservanza où il réside). Voici en quels termes il s’exprime : « Come nel tempo della primavera è circondata la terra di fiori e d’odorifere cose, e Maria è circondata a tutti i tempi d’angioli, d’apostoli, di martiri, di confessori : tutti le stanno da torno, dandole dolcissimi e soavi canti e odori. Io mi credo che tu l’hai potuta vedere co l’intelletto salire alla gloria, invitata da tutti li spiriti beati con tanti giubili, con tanti soavi canti, con tanta festa, che pure a pensare in queste brevi parole è un’allegrezza … tutti le stanno da torno giubilando, cantando, danzando, faciendole cerchio, come tu vedi dipinto colà su alla porta a Camollia, facendo onore a Maria insino al Padre, al Figliuolo e lo Spirito Santo » (je souligne). Bernardin de Sienne, Novellette ed esempi morali. Carabba, 1916, p. 17. https://www.liberliber.it/mediateca/libri/b/bernardino_da_siena/novellette_ed_esempi_morali/pdf/bernardino_da_siena_novellette.pdf (consulté le 6 décembre 2019).
8 Adoramus te, Domine, Jesu Christe et benedicimus tibi, quiam per sanctam crucem tuam redemisti mundum. Qui passus es pro nobis, Domine, Domine, miserere nobis.
9 Les paroles inscrites en lettres d’or sur un fond du même métal ont en partie disparu, ne laissant que les traces des courbes qu’elles décrivaient en s’évanouissant dans les airs.
10 TORRITI 1977, p. 344.