Sano di Pietro
Predica di San Bernardino in piazza San Francesco (Prêche de saint Bernardin sur la place de San Francesco), 1444 – 1450.
Huile sur panneaux, 163,5 x 102 cm. (159,5 x 88,5 cm. pour la seule surface peinte).
Provenance : Salle du Chapitre de la Cathédrale, Sienne.
Sienne, Museo dell’Opera del Duomo.
Ce second panneau est le frère jumeau du précédent prêche de Bernardin rencontré dans cette même salle, et en constitue le pendant. Le sermon est dorénavant prononcé non plus sur la Piazza del Campo, mais sur celle de San Francesco, devant l’église et le couvent du même nom appartenant à l’ordre des franciscains dont Bernardin est lui-même membre.
Une nouvelle fois, Sano fait œuvre de reporter, ou quasiment (mais pas seulement !). Nous sommes à Sienne. Les déclinaisons merveilleusement subtiles et douces de la couleur rose, qui contraste avec le vert de l’arbre qui en est la complémentaire, visent à rendre compte d’une manière presque abstraite de l’omniprésence de la brique de terre cuite avec laquelle la cité de la louve et de la Vierge a été construite. La scène, qui est aussi un événement historique, se passe sur le parvis de l’église, devant le bâtiment qui sera appelé à devenir l’Oratoire de saint Bernardin dans quelques décennies, et qu’il nous est loisible de visiter aujourd’hui. La façade de l’église est dans son état du XIVe siècle, incomplète d’un décor tout aussi typiquement siennois de marbres noirs et blancs, qui devait lui être appliqué intégralement mais dont seule la partie basse a été réalisée sans être jamais achevée (ce décor a d’ailleurs fini par être détruit à la fin du XIXe s. puis refait à l’économie, entre 1894 et 1913, dans un goût qui voudrait évoquer le style gothique et ne parvient qu’à le pasticher). Le porche n’est pas encore celui, magnifique, réalisé par Francesco di Giorgio Martini à la fin du XVe siècle [1]. On aperçoit de part et d’autre de la façade les deux tombeaux adossés aux murs, surmontés d’un dais de pierre aux formes trilobées, et dont on pouvait, le cas échéant, manipuler le couvercle à l’aide de l’anneau fixé sur la pierre couvrant chacun d’eux. Cet infime détail est représenté : il suffit de se rapprocher de l’œuvre ou d’en agrandir la reproduction ci-dessous pour le voir apparaître à la place du point noir auquel il ressemble vu de loin.
Pour haranguer la foule, Bernardino degli Albizzi (c’est sous ce nom qu’il est connu à l’époque) s’est hissé au sommet d’une chaire qui pourrait être la même que celle utilisée Piazza del Campo si elle ne semblait pas plus élevée encore que cette dernière. Il présente à la foule accourue en nombre pour écouter sa prédication un grand crucifix de bois qu’il remplacera à la fin de son intervention par le monogramme du Christ. C’est au moyen de cette image symbolique qu’il bénira la foule. Pour l’heure, celle-ci témoigne d’une très vive attention. On sait que Bernardin commençait son prêche tôt le matin, vers les sept heures, dans l’intention explicitement formulée de permettre au plus grand nombre de venir l’écouter avant de se rendre sur le lieu de son travail. Il n’était donc pas rare que les auditeurs arrivent progressivement à l’endroit prévu à cet effet [2]. C’est probablement pour manifester sa réprobation devant son arrivée tardive – et dérangeante – que le personnage vêtu de noir que l’on voit, tout-à-fait à gauche, contre la barrière qui sépare les hommes et les femmes, se retourner vers celui qui vient de parvenir sur la place de manière intempestive et lui imposer le silence d’un geste qui n’appelle aucune réplique (fig. 1). Il n’est pas exclu que ce soit la même saynète qui se répète au troisième rang en arrière. Plus surprenante encore est la série de moines franciscains qui regardent tous dans la direction opposée à celle de l’orateur, vers un personnage vêtu de noir, probablement un dominicain. Toute cette petite foule est en prière, à deux genoux, attitude qui est sans aucun doute la plus appropriée pour écouter parler un futur saint. Pour autant, elle demeure une addition d’individus singuliers, irréductibles à la seule identité d’une foule impersonnelle. Il suffit d’y regarder de plus près encore, essentiellement du côté masculin, et l’on verra de nombreuses occurrences d’une inattention répréhensible ou d’une distraction coupable, c’est-à-dire exactement ce contre quoi les autorités voulaient lutter, notamment en séparant les hommes et les femmes au prétexte que la mixité aurait comme effet certain de provoquer de l’inattention dans les rangs, ou de la distraction, précisément.
1
Ce dernier point est frappant. Renvoyant à une réalité historique, il n’est d’ailleurs sûrement pas le dernier à avoir été observé par le spectateur attentif de l’œuvre : la foule qui assiste au sermon est séparée en deux catégories selon le genre des auditeurs. Une barrière couverte d’un tissu rouge, déjà mentionnée, remplit cet office en séparant les personnes, d’une manière équivalente à celle que l’on pouvait encore l’observer au milieu du dernier siècle dans les églises françaises où hommes et femmes étaient répartis séparément dans la nef, de chaque côté de l’allée centrale. Cette foule présente bien des caractéristiques remarquables. Tout d’abord, on a immanquablement remarqué que les hommes sont nu-tête tandis que les femmes ont la tête entièrement recouverte d’un voile ou d’une sorte de foulard qui les neutralise en les faisant paraître toutes semblables, ou presque. De fait, ne les distingue les unes des autres que la couleur de ce foulard, blanche pour les femmes du peuple, brune pour les religieuses franciscaines ou clarisses, ou encore, noire pour les dominicaines (tant il est vrai que le succès de Bernardin était grand parmi les fidèles, y compris ceux appartenant à un ordre concurrent de celui de l’orateur [3]). Ce distinguo entre hommes et femmes était fondé sur un principe selon lequel les hommes devaient se découvrir par respect, et les femmes faire l’inverse, par décence. C’était il y a six siècles … On aura aussi remarqué, peut-être, que pour sembler donner plus de vigueur à pareil principe, Sano a peint le visage des hommes, et parfois leur expression, de manière parfaitement singulière et parfois caractérisée. En revanche, les femmes sont toutes vues de dos, selon une logique qui était déjà systématique lors du sermon que nous avons vu, et en partie entendu, Piazza del Campo, de telle sorte que leur visage est toujours caché, y compris lorsqu’elles sont vues dans un profil qui est toujours perdu. [4]
[1] Aujourd’hui déplacé à l’intérieur de l’église de San Francesco, sur la paroi de gauche en entrant, il est devenu d’autant plus invisible qu’il sert dorénavant d’encadrement à un exécrable portrait hyperréaliste du Bienheureux Padre Pio …
[2] On sait par les documents d’archives que le nombre d’auditeurs, lorsqu’arrivait la fin du sermon, pouvait s’élever jusqu’à 30 000 personnes !
[3] Bernardin était franciscain mais les dominicains ne répugnaient pas, bien au contraire, à venir l’écouter en dépit son appartenance à l’ordre concurrent par excellence que constituaient les franciscains. À ce propos, un nouveau détail ne manque pas d’intriguer : plusieurs religieux – quatre exactement – vêtus de l’habit franciscain et placés à l’avant-dernier rang de la foule se retournent d’un air réprobateur qui semble s’adresser au personnage également tonsuré que l’on voit au bout du rang à gauche, portant quant à lui le manteau noir des dominicains. Que s’est-il passé pour que ces quatre religieux lui jettent un regard aussi plein d’un reproche dont la raison nous échappe définitivement, adoptant une attitude semblable à un point tel que chacune de leurs quatre silhouettes semble être calquée l’une sur l’autre ?
[4] On appelle profil « perdu » la représentation d’un visage vu de profil depuis l’arrière, tant et si bien qu’il en est perdu, c’est-à-dire impossible à identifier. On notera la présence de deux figures féminines qui font exception à la règle : situées sur le côté de la chaire d’où s’exprime Bernardin, elles n’auraient pas été en mesure de le regarder si elles avaient tourné le dos au spectateur de la scène.
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