Cette scène n’est pas décrite dans les textes-source mentionnés. Elle donne lieu à une scène domestique dans laquelle Anne vient d’accoucher. Anne est encore dans son lit pendant que des servantes s’occupent du nouveau-né et apportent du linge ou de la nourriture. Quant à Joachim, lorsqu’il est présent, ce qui n’est pas toujours le cas, il attend dans une pièce attenante à la chambre. En effet, le statut particulier d’Anne, jugée impure après l’accouchement, ne lui permet pas d’être à son contact pendant les sept jours suivant l’accouchement (en fait quatorze puisque la période d’impureté est doublée quand il s’agit d’une fille).
Les représentations de la Naissance de la Vierge d’avant 1335, celle de Giotto et des peintres florentins
La plus ancienne représentation (douzième siècle) est la mosaïque du monastère de Daphni, situé entre Athènes et Éleusis. Dans un espace unique, Anne est allongée sur son lit. Au pied du lit, deux servantes baignent Marie dans un bassin. Le bain de l’enfant est un motif typiquement byzantin qui perdurera dans la peinture au-delà même du Quattrocento. Derrière le lit, deux autres servantes apportent de la nourriture. À gauche, une cinquième évente Anne avec une palme. Joachim n’est pas représenté, sa présence auprès de la nouvelle accouchée étant proscrite selon la loi de Moîse.

Ce modèle est repris précisément par Cavallini à Rome à la fin du Duecento, avec quelques variantes (Marie n’est pas encore dans l’eau, la servante avec la palme n’est pas présente).
Giotto au début du Trecento à l’Arena de Padoue s’éloigne assez significativement de ce modèle. Une architecture représentant une maison et un portique à gauche structure la scène. Marie apparaît deux fois, d’abord présentée par une servante à Anne, puis au pied du lit, emmaillotée et dans les bras d’une autre qui prend soin d’elle. Une dernière servante accueille, à gauche sous le portique, une visiteuse qui apporte de la nourriture. Comme précédemment, Joachim n’est pas présent.

Ce modèle a été copié pendant plus d’un siècle par les peintres florentins ou ayant travaillé à Florence. On le retrouve chez Taddeo Gaddi en 1330, Orcagna, Giovanni da Milano, Pietro Nelli et Tommaso del Mazza à Impruneta près de Florence, jusqu’à Lorenzo Monaco en 1420. Ugolino di Prete Ilario à Orvieto et la Maître de la prédelle du musée Ashmolean à Oxford en sont assez proches. Joachim n’est présent dans aucune de ces scènes. Bien sûr des variantes existent, notamment le fait que, contrairement à Giotto, Marie n’est jamais représentée deux fois.

La persistance du modèle de Giotto à Florence n’a pas empêché Sienne de développer un (ou deux ?) modèle(s) bien distinct(s). Peu après la fresque de l’Ospedale, peinte semble-t-il par le seul Ambrogio Lorenzetti en 1335, son frère Pietro peignait en 1342 un retable aujourd’hui au Musée de l’Opera del Duomo. Ce tableau fixe un modèle significativement différent de la fresque de la façade. Chacun de ces deux modèles a coexisté et a été repris pendant un siècle dans la peinture siennoise, à partir du milieu du Trecento et pendant tout le Quattrocento.
La Naissance de la Vierge par Ambrogio Lorenzetti, telle qu’on peut l’imaginer à travers les réalisations des peintres siennois des générations suivantes
La fresque de Santa Maria della Scala ayant disparu, il faut se tourner vers les représentations ultérieures pour imaginer ce qu’elle a pu être. Et notamment vers deux artistes (Bartolo di Fredi et Sano di Pietro) dont on dit depuis cinq siècles qu’ils ont copié la fresque de l’Ospedale. Bartolo a peint cette scène deux fois, d’abord dans le polyptyque du Couronnement de la Vierge à Montalcino en 1388, puis à fresque dans l’église Sant’Agostino à San Gimignano à la fin du Trecento. Les deux représentations sont très proches. Sano di Pietro, au milieu du Quattrocento, a de même peint la scène à deux reprises, dans un panneau de prédelle conservé dans le Michigan et dans la prédelle du polyptyque de la Collegiata de San Quirico d’Orcia. Les deux versions sont sensiblement différentes.
Le problème est que ces soit-disant copies de Bartolo et de Sano sont très différentes l’une de l’autre. Ceci montre que ces artistes ont pu développer leur originalité autour d’un patron commun et que le terme de copie est tout relatif et à prendre avec précautions.
A San Gimignano, la Naissance de la Vierge se présente dans un rectangle divisé en deux. La maison des parents de Marie est présentée en coupe. La partie de droite couvre les deux tiers de la fresque et représente la chambre d’Anne dans laquelle Marie vient de naître. Anne est couchée tout à droite, dans un lit placé sous une alcôve. Une servante lui verse de l’eau pour qu’elle se lave les mains. Au centre et en bas de la fresque, sont représentées deux servantes assises ou accroupies par terre. Elles s’occupent de Marie, l’une la tient dans ses bras, l’autre lui tend les mains avec un geste qui cherche à attirer son attention. À leurs pieds on voit un broc et un bassin dans lequel Marie, comme à Daphni, vient d’être baignée. Derrière elles, une servante entre dans la pièce par une porte située au milieu de la fresque et apporte boisson et aliments. Dans l’autre partie de la fresque, à gauche, représentant le tiers de la surface, une cloison sépare la chambre où se trouvent Anne et Marie d’une pièce servant d’antichambre, où se trouve Joachim discutant avec un vieillard et tendant l’oreille à un jeune garçon venu lui apporter la nouvelle de la naissance de Marie.

Avant San Gimignano, Bartolo avait représenté cette scène dans la prédelle du polyptyque du Couronnement de la Vierge de Montalcino. La composition est identique. L’architecture est toutefois plus complexe et les deux lieux sont moins nettement séparés que dans la scène de San Gimignano.
Les caractéristiques de la scène peinte par Bartolo se retrouvent dans de nombreuses représentations (avec des variantes) : la copie d’Andrea di Bartolo (la version du fils de Bartolo di Fredi est très proche de celle du père), le retable du Maître du Paradiesgärtlein en 1410 à Strasbourg (Anne est toutefois assise sur le lit et non couchée), la représentation de Sano di Pietro dans la prédelle du polyptyque de San Quirico d’Orcia en 1460, enfin la fresque de Benedetto di Bindo à Sienne.
La représentation de 1450 de Sano di Pietro dans l’élément de prédelle du Michigan est plus complexe que celle peinte par Bartolo di Fredi. Même structure générale (chambre, antichambre) et même répartition des personnages (Anne à droite, Marie et les servantes au centre, Joachim à gauche). Mais de nombreux détails significatifs ne se trouvent pas chez Bartolo : une femme est assise, oisive, sur le rebord du lit d’Anne, une autre servante à l’extrême droite est en train de refaire le lit, on voit un âtre à gauche de la chambre (au centre donc de la fresque) dans lequel les servantes font sécher du linge, on aperçoit un paysage avec un puits et des arbres derrière Joachim en haut à gauche, enfin un petit ange ailé survole la scène, au-dessus de la Vierge Marie.

Autant de détails dont on peut se demander s’ils sont inspirés d’Ambrogio ou sortent de l’imagination de Sano di Pietro… ou de celle d’un autre peintre, car manifestement Sano s’est aussi inspiré du célèbre retable du Maître de l’Observance à Asciano peint vers 1430, comme le montrent les nombreux détails précédemment cités : la femme oisive assise sur le lit, la cheminée où on fait sécher du linge, l’ange ailé et le paysage du fond. Rappelons que les débats perdurent pour savoir si ce peintre à une identité propre ou s’il doit être assimilé à Sano lui-même. Quoi qu’il en soit, le Maître de l’Observance a su intégrer dans son retable des éléments nouveaux tout en conservant les caractéristiques du modèle d’Ambrogio qu’on retrouve plus fidèlement chez Bartolo di Fredi. On retrouve par ailleurs certains de ces mêmes éléments chez Giovanni di Paolo en 1430 (au moins pour la partie représentant la chambre d’Anne, car la scène avec Joachim est absente).

La Naissance de la Vierge par Pietro Lorenzetti et les déclinaisons de ce modèle
Le retable de Pietro de 1342 conservé au Museo dell’Opera del Duomo à Sienne (provenant de la Pala di San Savino du transept de la cathédrale, voir annexe sur les cinq retables démembrés du transept) est sensiblement différent de ce que son frère a pu peindre sur la façade. Trois compartiments délimitent la scène. Le panneau central et celui de droite représentent la chambre d’Anne. Le lit occupe toute la longueur de la chambre, une tringle fait le tour de la pièce, permettant de tirer un rideau, qu’on ne voit ici que contre le mur du fond. Dans le compartiment central du tableau, le plus large, Anne est allongée sur son lit et accoudée sur un oreiller. Une femme est assise sur le rebord du lit, tenant dans la main un objet rectangulaire strié de noir et blanc. Il s’agit d’un éventail ou d’un chasse-mouches. Au pied du lit, une servante tient Le nouveau-né nu dans ses bras pendant qu’une deuxième, plus massive, verse de l’eau dans la bassine pour le bain. Dans le compartiment de droite, toujours dans la chambre d’Anne, deux servantes apportent du linge. Enfin, à gauche, dans l’antichambre, Joachim, assis sur un banc avec un vieillard, reçoit d’un jeune garçon la nouvelle de la naissance de Marie.
La différence avec Ambrogio porte sur un élément essentiel : Anne est le personnage principal de la scène, sa position au centre du retable lui confère une présence et un statut de premier plan. Au-delà de nombreux détails qu’on retrouve à la fois chez Pietro et Ambrogio, la structure et l’organisation du retable de Pietro lui donnent un sens sensiblement différent.

On retrouve ce type de représentation avec Anne au centre de la scène, chez Paolo di Giovanni Fei en 1381 (la composition est toutefois inversée), Cristoforo Bindoccio et Meo di Pero dans la fresque de Campagnatico près de Grosseto, dans le triptyque du Maître de l’Observance conservé à Londres, enfin chez le ‘pseudo Pellegrino di Mariano’ vers 1430 conservé au Vatican.

On retrouve aussi ce prototype dans un élément de prédelle de Gregorio di Cecco de 1423 conservé au Vatican. Ce panneau faisait partie, avec un Mariage de la Vierge, du retable de Tolomei de la pinacothèque de Sienne.

Benedetto di Bindo représente un cas particulier. Il a peint en 1412 dans la sacristie de la cathédrale de Sienne les quatre scènes de l’enfance de la Vierge pour un commanditaire qui a stipulé qu’il devait s’inspirer de celles de la façade de l’Ospedale. Malheureusement leur piteux état de conservation ne permet pas de les analyser dans le détail. Pourtant, pour la scène de la Naissance, on voit nettement que, si Bindo Zoppo s’est inspiré d’Ambrogio, il n’a pas hésité à intégrer dans sa composition des éléments qui se trouvent chez Pietro, notamment le groupe de servantes autour de la Vierge.

En guise de conclusion sur cette scène de la Naissance de la Vierge
On a vu que Sano di Pietro, supposé avoir peint l’élément de la prédelle du Michigan « alla similitudine » de la fresque disparue d’Ambrogio Lorenzetti, ne l’a pas copiée servilement (ayant emprunté de nombreux éléments au Maître de l’Observance) et que Bartolo di Fredi à San Gimignano est certainement plus fidèle à l’original. La persistance du modèle qu’on voit à San Gimignano milite dans ce sens : pourquoi un artiste comme le Maître du Paradiesgärtlein aurait-il copié un artiste secondaire comme Bartolo di Fredi plutôt qu’un peintre aussi fameux qu’Ambrogio dont il pouvait observer l’œuvre directement ? Par ailleurs, on a dans l’exemple de la scène de la Déploration sur le Christ mort un autre exemple où Bartolo a copié très fidèlement Ambrogio Lorenzetti : dans le même polyptyque de Montalcino, l’élément de prédelle de la Déploration reprend à l’identique la composition et, dans le détail, de très nombreuses figures qu’on retrouve dans un polyptyque d’Ambrogio de la Pinacothèque de Sienne.
On a vu aussi avec l’exemple de Benedetto di Bindo qu’un artiste pouvait s’inspirer de plusieurs modèles, ceux d’Ambrogio et de Pietro en l’occurrance. Plus largement, on voit que les modèles ne sont pas étanches, même entre florentins et siennois, les artistes circulant d’une cité à l’autre. Un seul exemple, le geste de la servante accroupie en face du bébé et qui cherche à attirer son attention en lui tendant les bras : on le trouve de 1330 à 1460, à Florence, à Sienne, à Orvieto et à Strasbourg, chez Taddeo Gaddi, Giovanni da Milano, Ugolino di Prete Ilario, Bartolo di Fredi à Montalcino et San Gimignano, le Maître de la prédelle Ashmolean, le Maître du Paradiesgärtlein, Giovanni di Paolo et Sano di Pietro à San Quirico.

COMPLÉMENT DU 17 JANVIER 2019
Dans la chapelle Tornabuoni de Santa Maria Novella de Florence, Domenico Ghirlandaio a peint en 1490 un vaste ensemble de fresques comprenant principalement un cycle dédié à la vie de la Vierge Marie et un autre dédié à la vie de Jean Baptiste. L’intérêt de ce cycle (outre qu’il est très représentatif de la peinture florentine de la fin du Quattrocento), réside dans la représentation des deux naissances, celle de Marie et celle de Jean Baptiste.
La première présente la particularité de faire figurer en haut de l’escalier une réminiscence de la rencontre d’Anne et Joachim à la Porte Dorée. Quant à la seconde, on pourrait se méprendre sur son sujet et la prendre pour la Naissance de Marie plutôt que de Jean Baptiste. On y retrouve en effet plusieurs éléments distinctifs de la Naissance de la Vierge, notamment la servante qui tend les mains pour prendre l’enfant Marie dans ses bras.
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