
Ambrogio Lorenzetti (Sienne, documenté de 1319 à 1348)
Martirio di frati francescani (Martyre des frères franciscains), v. 1320-1325.
Fresque détachée, 323 x 343 cm.
Provenance : Salle capitulaire du couvent de San Francesco, Sienne.
Sienne, Église de San Francesco.
Cette fresque, œuvre d’Ambrogio Lorenzetti, faisait partie du cycle peint dans la salle capitulaire du couvent de San Francesco avec son frère Pietro. Le contraste entre la symétrie de cette composition et celle de la Profession publique de Louis d’Anjou est d’emblée saisissant et devait l’être davantage encore lorsque les deux scènes étaient visibles côte-à-côte.
Il n’y a pas de consensus parmi les chercheurs permettant d’affirmer à quelle réalité historique précise se réfère la scène représentée ici. Certains ont soutenu qu’il s’agissait d’un massacre perpétré à Tanaïs [1]L’erreur est peut-être induite par le texte des Commentarii de Ghiberti dans lequel l’auteur décrit les fresques du cloître peintes par Ambrogio, aujourd’hui presque entièrement disparues, et non celles de la salle du chapitre dont il est question ici.. D’autres pensent qu’il pourrait s’agir d’un événement plus tardif. Tandis que d’autres encore affirment que la fresque de Lorenzetti pourrait ne pas représenter un événement à proprement parler historique, mais serait l’image générique d’une scène de martyre se déroulant en Asie, et ferait ainsi référence de manière générale aux massacres des missionnaires franciscains en Orient. L’historienne d’art Chiara Frugoni retient la possibilité de cette dernière hypothèse tout en ajoutant que l’événement pourrait également être celui survenu en Chine dans les années 1330 et représenté à partir d’un “compte rendu inconnu”, ou encore, peut-être, “que les frères siennois auraient réélaboré le compte rendu d’une mission envoyée en Chine” qui se serait conclue dramatiquement.
Quoi qu’il en soit, nous sommes projetés dans un univers oriental décrit sur un mode qui, par certains aspects décidément appuyés, pourraient évoquer une caricature, type d’image dont la principale caractéristique, précisément, est de forcer le trait. Peu importe puisqu’il s’agit, pour l’artiste et ses commanditaires, de se faire œuvre intelligible, et que toute bonne caricature se doit, a minima, de ressembler à la réalité, y compris imaginée ou fantasmée à défaut d’avoir été expérimentée dans les faits.
La composition est dominée par une sorte de loggia qui se développe sur trois arcades parallèlement à la surface picturale. Ses arcades gothiques n’en font pas le temple oriental attendu en cette circonstance mais un étonnante construction aux faux airs de pagode dotée d’une ornementation sculptée exubérante, qui joue un rôle essentiel comme nous le verrons dans un moment. C’est dans cette improbable loggia qu’ont pris place le souverain qui a ordonné l’exécution des frères franciscains, ainsi que la cour dont il est accompagné.
Le drame lui-même se déroule au registre bas de la fresque, dans l’arène face à laquelle s’élève la tribune d’où la cour observe le spectacle monstrueux que le prince a ordonné. Trois jeunes moines tonsurés sont sur le point d’être exécutés. Dans l’instant suivant, l’un d’eux, tête baissée, aura reçu sous les yeux de ses deux compagnons le coup que le bourreau s’apprête à lui porter avec une violence telle qu’elle effraie même le spectateur que l’on voit, légèrement en retrait, esquissant un geste de recul et portant sa main à son visage. De tous les témoins de la scène, les deux petits moines agenouillés eux aussi sont les moins démonstratifs. Leur regard, en cet instant, n’exprime nulle peur. On peut cependant y lire l’intensité de l’appréhension et la compassion qu’il éprouvent pour leur camarade victime, comme ils le seront également, d’une violence à proprement parler barbare. La suite est déjà écrite. Comme leurs camarades dont les corps gisent déjà au sol, à droite, ils accéderont dans un instant au royaume des bienheureux que leur promet le martyre. Un détail discret y fait évidemment allusion : les têtes de leurs compagnons, qui ont roulé au sol, et que nous voyons dans des raccourcis étonnants de réalisme, portent déjà les marques de la béatitude à laquelle ils viennent d’accéder.
Dans les tribunes, la diversité des réactions des spectateurs, de même que leurs physionomies sont dépeintes avec un génie descriptif dont Ambrogio a déjà donné un exemple frappant dans la scène de la Profession publique de Louis d’Anjou. C’est dans les figures des deux acteurs de cette barbarie que le comble est atteint. Nulle part ailleurs que dans les figures des deux exécuteurs des basses œuvres qui encadrent l’image et circonscrivent l’action il n’est possible de rencontrer avec un réalisme plus cru ce que l’humanité a de plus ignoble. Le bourreau de gauche, nous l’avons vu, affiche sur son visage les grimaces d’une bestialité hors de contrôle. Pourtant, c’est la figure de son alter ego, à droite de l’œuvre, qui franchit les limites de l’obscénité. Il vient de remplir sa mission. Le voici maintenant en train de remettre au fourreau la longue épée qui lui sert d’instrument de travail. Le geste est méthodique ; il résulte d’une longue l’habitude. L’homme à la chevelure foncée et poisseuse possède la puissante stature nécessaire à son ouvrage. Son visage effrayant ne révèle aucune émotion particulière. À peine peut-on y discerner la vague expression de lassitude d’un individu astreint à des tâches répétitives.
Au-dessus de l’arène, l’édifice où trône le sultan se révèle être un véritable temple des vices. Émergeant d’un décor sculpté foisonnant, six statues apparaissent au sommet des arches de la façade de cette curieuse pagode gothique. Une septième se devine au-dessus du gâble central : seuls les pieds de cette dernière sont encore visibles, preuve que la fresque a été sectionnée à une époque postérieure. Ainsi que l’a montré Maurice L. Shapiro [2]SHAPIRO, Maurice L., « The Virtues and Vices in Ambrogio Lorenzetti’s Franciscan Martyrdom », The Art Bulletin, XLVI, n° 3, 1964, pp. 367-372., ces statues représentent les sept vices capitaux (non pas des vertus religieuses comme cela a pu être avancé [3]G. ROWLEY, Ambrogio Lorenzetti. Princeton, Princeton University Press, 1956, pp. 219-221. Rowley considérait que ces statues représentaient des vertus chrétiennes : la Justice avec la balance, la Tempérance, avec les brocs d’eau et de vin, l’Espérance, dérivée d’une Minerve portant la tête de la Gorgone, et la Chasteté “basée sur Diane, la chaste déesse de la … Poursuivre. “Quatre statues féminines se tiennent sur des piles qui les projettent au-dessus des frontons de la façade. Ces frontons eux-mêmes comportent des gargouilles en forme de chiens. […] Aux pieds de chacune des figures, se trouve un animal symbolique (un chien, un ours et un loup), excepté dans le cas de la femme portant une couronne de feuilles que l’on voit, sur la droite, accompagnée d’un petit ange ailé [4]SHAPIRO, Maurice L., Op. cit., p. 368.”.

Entre ces quatre piliers de pierre formant un piédestal aux statues féminines, s’élèvent trois gâbles au sommet desquels se trouvent, cette fois, trois statues de guerriers. Seuls ceux situés aux deux extrémités de l’édifice sont entièrement visibles. Le premier, sur le fronton de gauche, aux allures de jeune homme, est accompagné d’un lion. Symbole de l’Orgueil, il s’agit d’Alexandre le Grand, “homme gonflé d’un orgueil démesuré et plus qu’humain” tel que décrit par Sénèque [5]“Alexandre, le roi de Macédoine, se glorifiait souvent de n’avoir été vaincu en bienfaits par personne. Il ne dut pas, l’outrecuidant, priser bien haut, ni les Macédoniens, ni les Cares, ni les Grecs, ni les Perses, ni ces peuplades éparses qui n’avaient point d’armée, pour ne pas s’avouer qu’il tenait d’eux un empire qui s’étendait de … Poursuivre. Le second, à l’extrémité droite, qui apparaît caparaçonné dans une armure lui couvrant tout le corps et armé d’un bouclier de grande taille, est Mars, le Dieu de la guerre, symbole de la Luxure en raison de ses relations avec Vénus (il fait ici, nous le verrons, une sorte de trait d’union entre les deux figures féminines que l’on voit en contrebas). Le cheval qui apparaît à ses pieds constituerait une figure possible du pouvoir et de la force si son étrange posture – il se relève après s’être roulé au sol – n’était pas particulièrement inappropriée à chacun de ces deux principes. Il s’agit, précisément, de l’equus luxurians de Virgile [6][…] aut aliquis latet error ; equo ne credite Teucri (« […] ou alors [cette machine] recèle un autre piège ; Troyens, ne vous fiez pas à ce cheval ! »). Virgile, Eneide, II, 49. On aura reconnu dans cette machine dont il faut se méfier, le cheval de Troie : “Ou des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, ou cette machine a été fabriquée pour … Poursuivre. La troisième statue dont la partie supérieure est sectionnée par le cadre, devait nécessairement représenter l’Envie, septième des péchés capitaux sans lequel la série ne serait pas complète.
Une “étude des quatre figures féminines montre que celles-ci doivent être elles-aussi comprises comme les figures des vices capitaux [7]SHAPIRO, Maurice L., Op. cit., p. 368.”. On peut elles aussi les identifier. En partant de la gauche, se trouvent :
- une femme, les bras écartés, tenant un panier dans chacune de ses mains, une chandelle allumée sur le dessus de sa tête, et accompagnée d’un chien ; il s’agit de l’Avarice décrite en ces termes par Boèce : son “amour de la possession brûle plus impétueux encore que les feux de l’Etna [8]“Sed saevior ignibus Aetne / Fervens amor ardent habendi”. (Boèce, De Consolatio philosophiae, II, V, 25, cité par Maurice L. Shapido, op. cit., p. 368)“
- une seconde femme , cette fois, verse le contenu de deux brocs dans le vide, gaspillant ainsi pour assouvir un appétit insatiable : c’est la Gourmandise (la “Gola” dantesque) ; l’ours qui l’accompagne provient quant à lui de la Bible [9]“Comme un lion rugissant et un ours affamé, ainsi est le méchant qui domine sur un peuple pauvre” (Proverbes, 28, 15).
- la troisième femme tenant à la main une tête de Gorgone, un poignard hors de son fourreau et une flamme brûlant au-dessus de la tête est la déesse Bellone, sœur de Mars : elle symbolise la Colère toujours ardente, toujours prompte à semer la discorde et la mort
- la quatrième figure féminine porte un arc et une flèche ; un Amour ailé est visible à ses pieds, les bras enlacés autour de ses jambes : nous voici donc devant Vénus, déesse de l’amour mais aussi symbole de l’Oisiveté à laquelle condamnent la luxueuse et la mollesse selon Ovide [10]C’est Amour qui s’exprime : “Aussitôt que vous vous sentirez capable de mettre à profit les secours de mon art, commencez par fuir l’oisiveté ; l’oisiveté fait naître l’amour, et le nourrit une fois qu’il est né ; elle est à la fois la cause et l’aliment de ce mal si doux ; sans l’oisiveté, l’arc de Cupidon se brise, son flambeau … Poursuivre
On remarquera à la suite de Chiara Frugoni [11]FRUGONI, Chiara (sous la direction de), Pietro e Ambrogio Lorenzetti. Florence, Le Lettere, 2004 [rééd. 2010, p. 191-192]. que ces quatre figures féminines forment deux “binômes antithétiques” : Avarice et Gourmandise “au sens de la prodigalité” s’opposent, de même que Colère et Amour produisent des effets contraires.
S. Maureen Burke, and Ambrogio Lorenzetti. “The ‘Martyrdom of the Franciscans’ by Ambrogio Lorenzetti.” Zeitschrift Für Kunstgeschichte, vol. 65, n° 4, 2002, pp. 460–492. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/4150672. Accessed 22 Apr. 2021.
Notes
1↑ | L’erreur est peut-être induite par le texte des Commentarii de Ghiberti dans lequel l’auteur décrit les fresques du cloître peintes par Ambrogio, aujourd’hui presque entièrement disparues, et non celles de la salle du chapitre dont il est question ici. |
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2↑ | SHAPIRO, Maurice L., « The Virtues and Vices in Ambrogio Lorenzetti’s Franciscan Martyrdom », The Art Bulletin, XLVI, n° 3, 1964, pp. 367-372. |
3↑ | G. ROWLEY, Ambrogio Lorenzetti. Princeton, Princeton University Press, 1956, pp. 219-221. Rowley considérait que ces statues représentaient des vertus chrétiennes : la Justice avec la balance, la Tempérance, avec les brocs d’eau et de vin, l’Espérance, dérivée d’une Minerve portant la tête de la Gorgone, et la Chasteté “basée sur Diane, la chaste déesse de la chasse, ou sur Vénus, qui est souvent interchangeable avec Diane dans l’esprit médiéval parce que associée avec la virginité de la Vierge (ROWLEY, Op. cit., pp. 81-83)”. Cette interprétation est réfutée par Shapiro qui, notamment, considère comme un excès de “cynisme” qu’un “sultan païen” ait pu passer commande d’un pavillon orné de vertus chrétiennes). |
4↑ | SHAPIRO, Maurice L., Op. cit., p. 368. |
5↑ | “Alexandre, le roi de Macédoine, se glorifiait souvent de n’avoir été vaincu en bienfaits par personne. Il ne dut pas, l’outrecuidant, priser bien haut, ni les Macédoniens, ni les Cares, ni les Grecs, ni les Perses, ni ces peuplades éparses qui n’avaient point d’armée, pour ne pas s’avouer qu’il tenait d’eux un empire qui s’étendait de l’angle de Thrace jusqu’au bord des mers inconnues. […] Oui, il en avait triomphé le jour où ce conquérant, gonflé d’un orgueil plus qu’humain, vit un homme auquel il ne pouvait ni rien donner, ni rien ravir”. Sénèque, De beneficiis V, 6, 1. |
6↑ | […] aut aliquis latet error ; equo ne credite Teucri (« […] ou alors [cette machine] recèle un autre piège ; Troyens, ne vous fiez pas à ce cheval ! »). Virgile, Eneide, II, 49. On aura reconnu dans cette machine dont il faut se méfier, le cheval de Troie : “Ou des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, ou cette machine a été fabriquée pour franchir nos murs, observer nos maisons, et s’abattre de toute sa hauteur sur la ville, ou alors elle recèle un autre piège ; Troyens, ne vous fiez pas à ce cheval”. |
7↑ | SHAPIRO, Maurice L., Op. cit., p. 368. |
8↑ | “Sed saevior ignibus Aetne / Fervens amor ardent habendi”. (Boèce, De Consolatio philosophiae, II, V, 25, cité par Maurice L. Shapido, op. cit., p. 368 |
9↑ | “Comme un lion rugissant et un ours affamé, ainsi est le méchant qui domine sur un peuple pauvre” (Proverbes, 28, 15). |
10↑ | C’est Amour qui s’exprime : “Aussitôt que vous vous sentirez capable de mettre à profit les secours de mon art, commencez par fuir l’oisiveté ; l’oisiveté fait naître l’amour, et le nourrit une fois qu’il est né ; elle est à la fois la cause et l’aliment de ce mal si doux ; sans l’oisiveté, l’arc de Cupidon se brise, son flambeau s’éteint et n’est plus digne que de mépris. Autant le platane aime les pampres de Bacchus, le peuplier la fraîcheur des ruisseaux, et le roseau marécageux une terre limoneuse, autant Vénus aime l’oisiveté. Voulez-vous voir la fin de votre amour, occupez-vous ; l’amour fuit le travail ; travaillez donc, et vous serez sauvé. La paresse, le sommeil prolongé outre mesure, et que personne n’a le droit d’interrompre ; le jeu, de longues heures passées à boire ôtent à l’âme, sans toutefois la blesser, toute son énergie. C’est alors que, la trouvant sans défense, l’Amour s’y introduira par surprise. Ainsi de la paresse ; l’Amour hait l’activité ; si donc votre esprit est vide, donnez-lui quelque travail qui le tienne occupé. Vous avez pour cela le barreau, des lois à discuter, des amis à défendre ; mêlez-vous aux candidats qui briguent les dignités urbaines ; ou, jeune volontaire, allez cueillir les lauriers sanglants de Mars ; bientôt alors la volupté vous affranchira de ses liens”. Ovide, Remedia Amoris [Le Remède d’Amour], vv. 135-150). |
11↑ | FRUGONI, Chiara (sous la direction de), Pietro e Ambrogio Lorenzetti. Florence, Le Lettere, 2004 [rééd. 2010, p. 191-192]. |
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