Masaccio, « Madonna col Bambino, detta ‘del Solletico’ »

Tommaso di ser Giovanni di Mone di Andreuccio, dit ’Masaccio’ (San Giovanni Valdarno, 1401 – Rome, 1428)

Madonna col Bambino, detta del ‘Solletico’ (Vierge à l’Enfant, dite du ‘chatouillis’, v. 1426-1427.

Tempéra et or sur panneau, 24,5 x 18,2 cm.

Provenance : Inconnue. [1]Non mentionnée dans le testament du cardinal Casini, l’œuvre est réapparue à Florence en 1947, après avoir été ignorée durant cinq siècles. D’après les archives de l’historien de l’art Rodolfo Siviero, surtout connu après la Seconde Guerre mondiale en tant que ministre plénipotentiaire pour son importante activité de récupération des œuvres d’art soustraites en … Poursuivre

Florence, Galleria degli Uffizi.

L’histoire de cette peinture, son existence même, sont demeurées ignorées jusqu’à ce que survienne à Florence, le 8 avril 1947, sa mise sous séquestre à la demande du ministre Rodolfo Siviero, suivie de son assignation à la collection Loeser au Palazzo Vecchio. Depuis cette date, l’œuvre est attribuée quasi unanimement à Masaccio qui l’aurait exécutée au début de sa courte carrière.

Sa redécouverte critique et l’attribution à Masaccio sont dues, cependant, à Roberto Longhi [2]Roberto Longhi, « Recupero di un Masaccio », dans Paragone, 5, 1950, pp. 3-5 ; publié à nouveau dans Opere complete di Roberto Longhi, VIII/I, Firenze, 1975, pp. 71-73. qui, en 1950, écrivait ces lignes : « A tous ceux qui seraient venus à me dire […] que Masaccio avait peint une ‘Madonna del solletico [3]Madonna del solletico : Madone du chatouillis,’, j’aurais répondu par un haussement d’épaules ; le tableau ayant été redécouvert, il convient de se rendre à l’évidence. Masaccio reprend le genre, c’est vrai, du gothique fleuri, mais le renie déjà par la force d’une méditation humaine nouvelle et profane. Devant le rire grandissant, déjà enflammé, de l’Enfant (« et comme un nourrisson qui tend les bras vers sa mère », etc. [4]Longhi cite Dante : « Et comme un nourrisson qui tend les bras / vers sa mère quand il a pris son lait, / pour la joie qui enfin s’enflamme au-dehors, / chacune de ces blancheurs tendit vers le haut / sa cime, si bien que me fut claire / la haute affection qu’elles avaient pour Marie » (« E come fantolin che ‘nver’ la mamma / tende le braccia, poi che ‘l latte prese, / … Poursuivre), la Mère, absorbée, le front haut, les lèvres serrées et fines de l’éternelle couturière italienne, semble à peine s’en préoccuper ; son geste, qui esquisse comme une bénédiction, est sur le point de devenir une habitude, et le prétexte renvoie ainsi à la force de la devise de Dante [5]« A chi mi avesse detto, lungi dall’opera, che Masaccio aveva pur dipinto una ‘Madonna del solletico, avrei risposto con una spallucciata; rinvenuto il dipinto, occorre invece arrendersi all’evidenza. Masaccio spicca il titolo, è vero, del gotico fiorito, ma già lo nega per forza di una nuova umana e laica meditazione. Di fronte al riso crescente, quasi infiammato del Bimbo … Poursuivre. On s’étonne encore que l’un des plus grands des quelques rares inventeurs de ce que l’on convient d’appeler la « Renaissance », ait pu peindre cette image de la Vierge à l’Enfant sur un fond d’or que l’histoire de l’art a longtemps considéré comme un archaïsme. Un archaïsme peu compatible, avec la révolution qu’a constitué la découverte, l’exploitation et, surtout, la théorisation, au début du XVe siècle, d’une science nouvelle, la perspective. Ce serait ne pas tenir compte du fait que la commande fut confiée à Masaccio par le cardinal Casini, un siennois, et l’on sait la ferveur invincible des siennois à l’égard d’une tradition picturale, remontant aux lointains débuts du Trecento, est demeurée puissamment ancrée dans la culture locale. L’usage du fond d’or y joue un rôle essentiel tout en faisant partie intégrante d’une pratique de la peinture amoureuse du raffinement. Plus encore, ce serait ne pas voir l’exceptionnelle invention de la mise en œuvre réalisée par le grand florentin, grâce à laquelle il donne corps aux deux figures présentes dans l’image.

Dans le cas présent, Masaccio est précédé d’une tradition ancienne, issue des modèles byzantins, plus particulièrement celui de l’hodigitria, si fréquemment source d’inspiration à Sienne. Tout en opérant de subtils détournements sémantiques, il y ajoute la puissance avec laquelle il sait peindre des figures humaines incarnées, vivantes et animées, tournant sur elles-mêmes et pesant de tout leur poids sur la terre ferme, dotées, enfin, de la capacité de se mouvoir dans l’espace d’une réalité environnante au sein de laquelle le volume de leurs corps occupe toute sa place, manifestant l’illusion de leurs formes en relief par le jeu des zones d’ombre et de la lumière. Non seulement la Vierge et l’Enfant possèdent cet ensemble de qualités, mais encore ces figures sont-elles douées d’affects que la peinture est dorénavant apte à rendre visibles. En cela, Masaccio a été devancé quelque peu par un autre grand génie, siennois cette fois-ci, en la personne d’Ambrogio Lorenzetti. Vers 1320-1323, Lorenzetti peint une autre Vierge à l’Enfant [6]Voir : Ambrogio Lorenzetti, Madonna con il Bambino. conservée aujourd’hui à la Pinacothèque de Brera, à Milan (fig. 1). L’œuvre est remarquable à beaucoup d’égards, mais ce qui frappe d’emblée, dans cette confrontation, c’est le nombre des similitudes qu’entretiennent les deux panneaux [7]Pour ne mentionner que les ressemblances les plus flagrantes entre ces deux œuvres, outre le geste affectueux et maternel d’une mère à l’endroit de son fils, on notera l’identité des deux compositions occupant l’essentiel du format disponible, et mettant en scène dans un plan rapproché la Vierge vue à mi-corps de trois quarts, portant sur son bras gauche l’enfant-Jésus … Poursuivre.

1. Ambrogio Lorenzetti, « Madonna con il Bambino », v. 1320-1323. Tempera et or sur panneau, 85 x 57 cm. Milan, Pinacoteca di Brera.

Cependant, ce que nous retiendrons du parallèle entre ces deux peintures, ce ne sont pas tant les nombreuses consonances formelles qu’elles entretiennent entre elles que l’étonnant détournement du geste de présentation de l’Enfant qu’opéraient les hodigitrias byzantines. Par une simple modification de la position des doigts de la main droite de la Vierge, Lorenzetti rend visible l’attention d’une mère pour son enfant avec lequel elle joue distraitement. Plus précisément, elle chatouille son enfant sur la base du cou, geste qui vaut à l’œuvre son appellation populaire (Vierge du chatouillis). Bien des signes [8]On ne saurait dire si le geste de l’Enfant-Jésus est davantage la marque d’un jeu enfantin, ou le signe par lequel celui-ci repousse la menace d’un drame dont la tristesse qui se lit sur le visage de Marie trahit la conscience prémonitoire., pourtant, évoquent le devenir de cet enfant incarné, humain et donc promis à la mort, qui constitue le véritable sujet des Vierges à l’Enfant peintes pendant des siècles, jusqu’à ce que leurs signification véritable soit oubliée des peintres. Masaccio, dont on se plaît à penser qu’il a peut-être eu connaissance de l’œuvre de Lorenzetti par l’intermédiaire du cardinal Casini, reprend et développe l’invention de son prédécesseur, et en renouvelle l’actualité en l’inscrivant pleinement dans le mouvement artistique qui s’opère en ce début du XVe siècle et s’apprête à changer radicalement la vision du monde.

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Peinte, nous l’avons vu, à l’intention du cardinal siennois Antonio Casini, l’œuvre de Masaccio, est de petit format car destinée à l’intimité d’une dévotion privée. Ses « dimensions [sont] à peine plus grandes que la paume de la main [9]Eike D. Schmidt, « Un gioiello in pittura tra Firenze e Siena », dans Marilena Caciorgna et Cristina Gnoni Mavarelli, Masaccio. Madonna del Solletico. L’eredità del cardinal Antonio Casini, principe senese della Chiesa (cat. exp., sous la direction de). Livourne, Sillabe, 2021, p. 13. » : conçue à la fois comme source d’inspiration et comme support visuel de la prière, l’image est faite pour être contemplée de près. Aisément manipulable, elle peut également être retournée. De ce point de vue, le rôle du revers (fig. 3) où est peint, sur toute la surface disponible, l’écu cardinalice d’Antonio Casini surmonté du galéro pourpre, couleur du sang, se révèle, dans une discrète mise en scène, être un signe essentiel du culte particulier que voue Casini à la Crucifixion. Comme l’a montré Francesca Fumi Cambi Gado : « […] [ce] signe peut être identifié dans le lien qui se révèle entre le galéro peint au revers et un extraordinaire détail figuratif de l’œuvre : le pendentif de corail [10]Ce pendentif auquel était suspendu un corail, fréquemment porté par Jésus dans les Vierges à l’Enfant siennoises, renvoie à une double tradition : celle, à valeur thaumaturgique, qui voulait que l’on place ce type de collier au cou des nouveaux-nés en signe de protection, et celle, qu’évoque ici l’auteur, visant à signifier la préfiguration de la Passion du Christ. de l’Enfant-Jésus, symbole sanguin, […] représenté par les artistes pour faire allusion à la préfiguration du futur sacrifice. De la même manière que, dans le couvre-chef cardinalice, les glands glissaient jusqu’aux épaules de celui qui le portait ou pendaient autour du noble blason, dans sa disposition comme dans sa forme, la branche de corail leur fait écho et révèle l’intention dévotionnelle du cardinal Casini. Ce pendentif, dans sa forme ramifiée, semble être une évocation évidente de la passementerie pourpre du galéro cardinalice et devient l’alter ego du cardinal lui-même […] [11]Francesca Fumi Cambi Gado, « L’araldica gentilizia, le insegne della pietas cristiana e la particolare devozione al Crocifisso del cardinale Antonio Casini », dans Masaccio. Madonna del solletico, op. cit.,, pp. 78-79. » au sein de la représentation.

Notes

Notes
1 Non mentionnée dans le testament du cardinal Casini, l’œuvre est réapparue à Florence en 1947, après avoir été ignorée durant cinq siècles. D’après les archives de l’historien de l’art Rodolfo Siviero, surtout connu après la Seconde Guerre mondiale en tant que ministre plénipotentiaire pour son importante activité de récupération des œuvres d’art soustraites en Italie, il apparaît qu’elle avait été acquise illégalement pour la collection privée du criminel de guerre nazi Hermann Goering.
2 Roberto Longhi, « Recupero di un Masaccio », dans Paragone, 5, 1950, pp. 3-5 ; publié à nouveau dans Opere complete di Roberto Longhi, VIII/I, Firenze, 1975, pp. 71-73.
3 Madonna del solletico : Madone du chatouillis,
4 Longhi cite Dante : « Et comme un nourrisson qui tend les bras / vers sa mère quand il a pris son lait, / pour la joie qui enfin s’enflamme au-dehors, / chacune de ces blancheurs tendit vers le haut / sa cime, si bien que me fut claire / la haute affection qu’elles avaient pour Marie » (« E come fantolin che ‘nver’ la mamma / tende le braccia, poi che ‘l latte prese, / per l’animo che ‘nfin di fuor s’infiamma ; / ciascun di quei candori in sù si stese / con la sua cima, si che l’altro affetto / ch’elli avieno a Maria mi fu palese »). Dante Alighieri, La Divine Comédie, « Le Paradis », XXIII, 121-122 (éd. sous la direction de Carlo Ossola, traduction de Jacqueline Risset). Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021.
5 « A chi mi avesse detto, lungi dall’opera, che Masaccio aveva pur dipinto una ‘Madonna del solletico, avrei risposto con una spallucciata; rinvenuto il dipinto, occorre invece arrendersi all’evidenza. Masaccio spicca il titolo, è vero, del gotico fiorito, ma già lo nega per forza di una nuova umana e laica meditazione. Di fronte al riso crescente, quasi infiammato del Bimbo (‘e come il fantolin che inver la mamma’ ecc.) la Madre, assorta nell’alta accigliatura, le labbra strette e smunte dell’eterna cucitrice italiana, quasi non sembra curare, se il gesto, abbozzato come benedizione, stia per tramutarsi in vezzo, e il pretesto risale così a potenza di motto dantesco. »
6 Voir : Ambrogio Lorenzetti, Madonna con il Bambino.
7 Pour ne mentionner que les ressemblances les plus flagrantes entre ces deux œuvres, outre le geste affectueux et maternel d’une mère à l’endroit de son fils, on notera l’identité des deux compositions occupant l’essentiel du format disponible, et mettant en scène dans un plan rapproché la Vierge vue à mi-corps de trois quarts, portant sur son bras gauche l’enfant-Jésus emmailloté comme une momie.
8 On ne saurait dire si le geste de l’Enfant-Jésus est davantage la marque d’un jeu enfantin, ou le signe par lequel celui-ci repousse la menace d’un drame dont la tristesse qui se lit sur le visage de Marie trahit la conscience prémonitoire.
9 Eike D. Schmidt, « Un gioiello in pittura tra Firenze e Siena », dans Marilena Caciorgna et Cristina Gnoni Mavarelli, Masaccio. Madonna del Solletico. L’eredità del cardinal Antonio Casini, principe senese della Chiesa (cat. exp., sous la direction de). Livourne, Sillabe, 2021, p. 13.
10 Ce pendentif auquel était suspendu un corail, fréquemment porté par Jésus dans les Vierges à l’Enfant siennoises, renvoie à une double tradition : celle, à valeur thaumaturgique, qui voulait que l’on place ce type de collier au cou des nouveaux-nés en signe de protection, et celle, qu’évoque ici l’auteur, visant à signifier la préfiguration de la Passion du Christ.
11 Francesca Fumi Cambi Gado, « L’araldica gentilizia, le insegne della pietas cristiana e la particolare devozione al Crocifisso del cardinale Antonio Casini », dans Masaccio. Madonna del solletico, op. cit.,, pp. 78-79.