Artista senese dei primi decenni del Trecento (Guccio di Mannaia ?), « Crocifissione »

Artista senese dei primi decenni del Trecento (Guccio di Mannaia [Sienne, actif de 1291 à 1322] ?)

Crocifissione (Crucifixion), v. 1310-15.

Incision colorée sur marbre de Carrare, 44,8 x 28 x 3,2 cm.

Provenance : San Pellegrino alla Sapienza, Sienne. [1]Fixée jusqu’en 1863 sur un mur de la sacristie de San Pellegrino où l’a vue Francesco Brogi, l’œuvre a ensuite été insérée dans un pilier du mur droit de l’église. Elle en a ôtée à l’occasion de l’exposition Il Gotico a Siena, en 1982. Le détachement de la plaque de marbre a mis en lumière le motif géométrique présent sur l’épaisseur de ses quatre côtés. … Poursuivre

Sienne, Palazzo arcivescovile. [2]L’œuvre a longtemps été visible à la Pinacoteca Nazionale, où elle a été en dépôt jusqu’à la fin des années 2010.

Le format, la délicatesse du dessin coloré et le caractère dévotionnel de cette représentation propice à la méditation suggère que l’œuvre pourrait avoir été destinée à une chapelle privée. Son attribution à Guccio di Mannaia a été proposée par l’historienne de l’art allemande Irène Hueck [3]I. Hueck, « Una Crocifissione su marmo del primo trecento e alcuni smalti senesi », dans Antichità Viva, VIII (1969), pp. 22-34. en même temps que sa datation (v. 1310). En attribuant [4]Cette attribution est proposée sur la base de la ressemblance étroite du Christ crucifié et des autres figures avec celles qui apparaissent sur le Calice de Nicolas IV à Assise, signé de Guccio, et qui a été daté entre 1288 et 1292. ce marbre gravé à Guccio di Mannaia, Irene Hueck le date au plus tard vers 1310. Elisabetta Cioni Liserani propose une datation légèrement postérieure, vers 1320, sur la base de liens stylistiques et iconographiques avec l’atelier de Giotto et les fresques d’Assise peintes par Pietro Lorenzetti. [5]Elisabetta Cioni Liserani, « Alcune ipotesi per Guccio di Mannaia », dans Prospettiva, XVII (avril 1979), pp. 47- 58.

Du côté gauche de la croix, renversée sur le sol et soutenue par deux femmes [6]Il s’agit de deux des trois Marie, sœurs de la Vierge., la Vierge a perdu connaissance. Ses bras ne se tendent pas vers son fils mort, mais s’affaissent inertes. Son visage, pourtant, est encore tourné vers celui du Christ, et lui-même est incliné en direction de sa Mère inanimée, dans un rapport devenu impossible, et selon un motif qui apparaît déjà sur la chaire de Giovanni Pisano à Pistoia. De l’autre côté de la croix, assis lui aussi à même le sol, les mains jointes sur son genou, Jean, l’Évangéliste, contemple en méditant le Christ crucifié. Tout le reste de la surface disponible est vide. Il n’est donné à voir que la pâle blancheur abstraite du matériau brut. Aucun mouvement [7]La ligne de fracture qui traverse malencontreusement l’œuvre en diagonale garde la mémoire d’une brisure. Cet accident ne modifie cependant en rien l’effet visuel. ni aucun incident ne peuvent trouver place dans cet espace compact et vide, comme si ce vide était la seule expression possible de l’indicible d’une tragédie dorénavant parachevée. Les personnages demeurent inertes et mutiques dans l’espace livide où l’absence semble avoir pris corps physiquement.

L’effet dramatique est rendu plus poignant encore par la hauteur interminable de la croix qui, en empruntant à Giovanni Pisano sa forme en epsilon (Crocifisso. Sienne, Museo dell’Opera del Duomo [8]La forme de la croix n’est pas le seul emprunt à Pisano, la matière épineuse de l’écorce de son bois en est un autre, de même que le crâne visible dans le monticule au pied de celle-ci.), isole le corps du Christ mort, étire ses bras vers le haut et l’éloigne du sol, comme s’il fallait absolument rendre visible l’inévitable séparation.

Le modèle iconographique [9]Irène Hueck signale que l’on trouve un type d’iconographie de la Crucifixion comparable mais non identique dans un émail du calice du pape Nicolas IV (Assise, Museo della Basilica. Il s’agit de la seule œuvre signée de Guccio di Mannaia) datable d’avant juin 1304 (I. Hueck, « Guccio di Mannaia, Crocifissione », dans Pietro Torriti (dir.), Il gotico a Siena. Miniature, … Poursuivre comme la composition de la Crucifixion en marbre correspond étroitement au texte franciscain des Méditations de la Vie du Christ relatant la mort de Jésus : « Oh ! en quel état se trouvait l’âme de Marie, lorsqu’elle voyait son Fils si péniblement s’affaiblir, languir, pleurer et mourir ? Je crois qu’elle était absorbée dans la multitude de ses angoisses et rendue comme insensible, ou bien qu’elle était demi-morte en ce moment beaucoup plus que lorsqu’elle se trouva à sa rencontre pendant qu’il portait sa croix. Mais que faisait Madeleine, la fidèle et bien-aimée disciple? Que faisait Jean, chéri entre tous les autres? Que faisaient les deux soeurs de notre Dame ? […] Toutes, elles versaient des larmes irrémédiables. Voilà donc le Seigneur suspendu et mort sur la croix. Toute la foule se retire ; mais sa Mère accablée de tristesse demeure en la compagnie de ces quatre personnes. Elles viennent se placer auprès de la croix, contemplent leur bien-aimé, et attendent que le ciel leur vienne en aide […]. [10]Saint Bonaventure, Méditations de la Vie du Christ (1221-1274), dans Œuvres spirituelles de S. Bonaventure. Paris, Louis Vivès libraire-éditeur, 1852, p. 121. » La citation, qui pourrait servir de commentaire à l’œuvre si la chronologie historique n’était pas inversée, se révèle particulièrement éclairante, tant les thèmes de la méditation, du chagrin et de la présence contemplative, sont ici parfaitement lisibles dans l’attitude des personnages. En faisant le choix de réduire leur nombre aux principaux participants, Guccio suit en grande partie une convention médiévale bien ancrée, consistant à représenter la Crucifixion en présence des seuls acteurs principaux, à la différence des grandes versions narratives de la Passion qui émergent au même moment dans l’art de la pré-Renaissance, et culmineront bientôt dans la fresque « panoramique » de la Crucifixion peinte par Pietro Lorenzetti dans le sanctuaire inférieur de Saint-François, à Assise. [11]Joseph Polzer, « Concerning the Origin of the Virgin of Humility Theme », RACAR : Revue d’art canadienne Canadian Art Review, Volume 27, Number 1-2, 2000.

Aussi bien par la délicatesse de l’incision que par l’effet chromatique dû à l’emploi de stucs colorés savamment utilisés pour garnir les creux et donner un juste relief à l’incision elle-même, l’œuvre évoque davantage le travail d’un orfèvre que celui d’un sculpteur sur marbre [12]I. Hueck, L’art gothique…, 1983. pp. 74-76. ; ici, en effet, le travail du marbre est assimilable à un émail champlevé, technique qui eut à cette époque un succès extraordinaire à Sienne. Les stucs colorés et les cires naturelles, elles aussi colorées, qui remplissaient les lignes incisées dans le marbre, sont en partie perdus, et le bleu s’est changé en vert. En 1982, l’œuvre a été restaurée à l’Opificio delle Pietre Dure, à Florence.

Notes

Notes
1 Fixée jusqu’en 1863 sur un mur de la sacristie de San Pellegrino où l’a vue Francesco Brogi, l’œuvre a ensuite été insérée dans un pilier du mur droit de l’église. Elle en a ôtée à l’occasion de l’exposition Il Gotico a Siena, en 1982. Le détachement de la plaque de marbre a mis en lumière le motif géométrique présent sur l’épaisseur de ses quatre côtés. Du fait de l’absence de marques laissées par des agrafes ou des supports, cette plaque semble avoir été fixée à l’origine avec de la colle sur une autre surface, à moins, tout bonnement, qu’elle ait été conçue comme un panneau autonome.
2 L’œuvre a longtemps été visible à la Pinacoteca Nazionale, où elle a été en dépôt jusqu’à la fin des années 2010.
3 I. Hueck, « Una Crocifissione su marmo del primo trecento e alcuni smalti senesi », dans Antichità Viva, VIII (1969), pp. 22-34.
4 Cette attribution est proposée sur la base de la ressemblance étroite du Christ crucifié et des autres figures avec celles qui apparaissent sur le Calice de Nicolas IV à Assise, signé de Guccio, et qui a été daté entre 1288 et 1292.
5 Elisabetta Cioni Liserani, « Alcune ipotesi per Guccio di Mannaia », dans Prospettiva, XVII (avril 1979), pp. 47- 58.
6 Il s’agit de deux des trois Marie, sœurs de la Vierge.
7 La ligne de fracture qui traverse malencontreusement l’œuvre en diagonale garde la mémoire d’une brisure. Cet accident ne modifie cependant en rien l’effet visuel.
8 La forme de la croix n’est pas le seul emprunt à Pisano, la matière épineuse de l’écorce de son bois en est un autre, de même que le crâne visible dans le monticule au pied de celle-ci.
9 Irène Hueck signale que l’on trouve un type d’iconographie de la Crucifixion comparable mais non identique dans un émail du calice du pape Nicolas IV (Assise, Museo della Basilica. Il s’agit de la seule œuvre signée de Guccio di Mannaia) datable d’avant juin 1304 (I. Hueck, « Guccio di Mannaia, Crocifissione », dans Pietro Torriti (dir.), Il gotico a Siena. Miniature, pitture, oreficerie, oggetti d’arte (cat. exp. Sienne 1982). Florence, Centro Di, 1982, pp. 96-98, n. 28 ; I. Hueck, L’art gothique siennois, enluminure, peinture, orfèvrerie, sculpture (cat. exp. Avignon 1983), Firenze, 1983, pp. 74-76.). On peut également trouver d’autres précédents dans le contexte siennois (Crocifissione de l’église de Santa Maria in Vescovio, Stimigliano (RI), où le saint Jean est représenté d’une manière analogue (I. Hueck, « Una Crocifissione su marmo del primo trecento e alcuni smalti senesi », op. cit., pp. 22-26).
10 Saint Bonaventure, Méditations de la Vie du Christ (1221-1274), dans Œuvres spirituelles de S. Bonaventure. Paris, Louis Vivès libraire-éditeur, 1852, p. 121.
11 Joseph Polzer, « Concerning the Origin of the Virgin of Humility Theme », RACAR : Revue d’art canadienne Canadian Art Review, Volume 27, Number 1-2, 2000.
12 I. Hueck, L’art gothique…, 1983. pp. 74-76.