Giovanni di Paolo, « The Creation of the World and the Expulsion from Paradise »

Giovanni di Paolo (Sienne, vers 1400 – 1482)

The Creation of the World and the Expulsion from Paradise (La Création du monde, et Adam et Ève chassés du paradis terrestre), 1445.

Tempéra et or sur panneau, 46,4 x 52,1 cm.

Provenance : Sienne, Église de San Domenico, Chapelle dominicaine (1445–vers 1525/49) ; San Domenico, Chapelle Guelfi (second quart du XVe s.-1628) ; Sienne, réfectoire du couvent de San Domenico (v. 1628) ; les frères Palmieri Nuti, Sienne (v. 1904-1906) ; [Böhler, Munich, 1906] ; [Georges Brauer, Florence, 1906 ; vendu au Met].

New York, The Metropolitan Museum of Art, Collection Robert-Lehman, 1975.

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le panneau de New York est composé de deux parties : la moitié gauche montre Dieu le Père entouré de douze chérubins indique d’un geste impérieux de la main droite l’étrange disque aux anneaux concentriques ici colorés, représentation schématisée de l’univers géocentrique dit de Ptolémée, dans la version encore médiévale de l’Imago Mundi [1]L’Imago Mundi correspond à la représentation du monde communément admise dans l’Antiquité. Selon celle-ci, la Terre est immobile au centre de l’univers et les variations que nous observons (saisons, jours, nuits, …) résultent de mouvements qui lui sont extérieurs. ; la moitié droite illustre l’expulsion d’Adam et Eve du paradis. En 1937, Pope-Hennessy suggéra que le panneau formait environ le tiers gauche de la prédelle du Polyptyque Guelfi, peint par Giovanni di Paolo en 1445 pour l’église de San Domenico à Sienne. Ce lien a été établi en référence à la description de la prédelle du retable dans laquelle le père dominicain Isidoro Ugurgieri [2]Isidoro Ugurgieri Azzolini (Sienne, 15.. – 1665). Dominicain de Sienne, professeur de théologie à l’université de Sienne (dont il est doyen en 1645)., en 1649, mentionne « il giudizio finale, il diluvio e la creazione del mondo (cose bellissime) » [3]« le Jugement Dernier, le Déluge et la Création du monde (choses très belles). » Isidoro Ugurgieri Azzolini, Le Pompe sanesi, o ‘vero Relazione delli huomini e donne illustri di Siena e suo stato, Pistoia, Nella stamperia di Pier’Antonio Fortunati, 1649. Cité par John Pope-Hennesy, Giovanni di Paolo, 1403-1483, Londres, Chatto & Windus, 1937, p 17.. À l’origine, Pope-Hennessy hésitait à accepter l’observation d’Ugurgieri comme titre du tableau. Une décennie plus tard, cependant, il le décrivit comme « Dieu […] mettant en mouvement une roue composée de cercles concentriques colorés, représentant les sept planètes, au centre de laquelle se trouve une carte, le « mappamondo », montrant de façon rudimentaire les caractéristiques physiques du monde terrestre ». Depuis, le panneau porte le titre de La Création du monde et l’Expulsion d’Adam et Ève du paradis.

On peut difficilement considérer comme la représentation d’un espace homogène l’étonnante composition conçue, avec une intention précise, par l’artiste. Giovanni di Paolo fait cohabiter au sein d’un même format deux entités visuelles incompatibles d’un point de vue spatial : à gauche celui de l’univers à peine créé, traité en plan, parallèlement à la surface de l’œuvre), et celui, à droite, du Paradis dans lequel est simulé un espace qui, bien que peu profond, l’est suffisamment pour permettre à Adam, Eve et l’Ange de s’y mouvoir de manière crédible. Il en résulte un effet de chiasme visuel qui, accentué par l’effet d’ondes de choc produit par les cercles concentriques, donne à la figure géométrique de la Création de l’univers l’apparence d’un phénomène faisant irruption dans l’espace de l’image, comme si l’événement venait d’advenir. [4]A sa manière, l’irruption de la figure de l’Éternel dans l’espace de la représentation (fig. 5) fait écho au phénomène mentionné ci-dessus : son plongeon en diagonale, tel un bigger splash dans un espace devenu liquide, est explicité non seulement par son attitude, mais encore par la nuée de chérubins traitée à la manière d’une énorme éclaboussure née dans son sillage, et … Poursuivre

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À droite, Adam et Ève sont chassés d’un paradis aux orangers couverts de fruits, et dont le sol est jonché d’une multitude de fleurs de toutes sortes, lys, roses et chrysanthèmes (on y distingue aussi un lapin). [5]Carl Strehlke (dans Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke, Painting in Renaissance. Siena. Catalogue d’exposition. New-York, The Metropolitan Museum of Art, 1988) note que les orangers apparaissent dans ce panneau car son fruit abonde en graines très fertiles, et parce qu’ils font également allusion à l’arbre de la connaissance qui a causé la chute de … Poursuivre Curieusement, l’ange ailé qui les pousse vers le hors-champs de l’image, hors de l’Eden, est nu [6]« La nudité de l’ange, écrit Strehlke, est sans précédent. La signification du narcisse qui lui couvre l’aine est ambiguë et peut, le cas échéant, être interprétée comme le triomphe de l’amour divin ; la fleur met évidemment d’autant plus en valeur ses parties génitales et ses qualités humaines. » Carl Brandon Strehlke, dans Keith Chistiansen, Laurence B. … Poursuivre, tout autant qu’Adam et Ève qui ont ignoré la honte depuis la Création mais vont sous peu éprouver ce sentiment. Le groupe semble dériver d’un bas-relief de marbre de la Fontaine Gaia (La Cacciata di Adamo ed Eva, Sienne, Santa Maria della Scala) sculpté par Jacopo della Quercia sur le même thème (fig. 3).

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Sous le jardin d’Eden apparaissent quatre veines représentant les rivières, le Pischon, le Guihon, le Tigre et l’Euphrate, qui se déversent aux quatre coins de la terre selon la Genèse « Puis l’Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras. Le nom du premier est Pischon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l’or. L’or de ce pays est pur ; on y trouve aussi le bdellium [gomme-résine des Indes orientales, d’Afrique et d’Arabie] et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Guihon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Cusch. Le nom du troisième est Hiddékel [le Tigre] ; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate. » (Ge 2, 11-14).

Au centre du disque aux anneaux concentriques multicolores qui fait irruption sur la gauche du panneau, une mappemonde [7]La mappemonde, mot est dérivé du latin mappa mundi, est une carte représentant toutes les parties connues du globe terrestre divisé en deux hémisphères. comportant la simulation des reliefs montagneux des divers continents figurés, vient une nouvelle fois contrarier et ajouter du trouble à la cohérence d’une représentation de l’espace elle-même déjà mise à mal, comme nous l’avons vu, à des fins signifiantes (de ce point de vue, outre le rôle du chiasme signalé plus haut dans la perte des repères spatiaux, il faut mentionner également celui de l’échelle relative des figures au sein de l’image, de l’immensité de l’univers jusqu’à l’infiniment petit de la flore et de la faune qui pullule dans l’Eden, comme elles le fond généralement dans les tapisseries « aux mille fleurs » contemporaines). [8]Dans le domaine de la tapisserie, le décor d’ornements de type « millefleurs », particulièrement à la mode en France et dans les Pays-Bas bourguignons des XVe et XVIe siècles, se caractérise par la juxtaposition de fleurs et d’animaux en suspension dans un espace le plus souvent immatériel. La présence de lapins, si elle possède une visée décorative, est loin … Poursuivre Dans cette carte du monde terrestre qui occupe le centre de l’univers plan, les rivières que l’on voit également couler dans le sous-sol de l’Eden sont maintenant représentées dévalant la montagne située dans la partie haute. « Selon la pratique de la cartographie du XVe siècle, le sud est situé en haut de la carte ; l’Eden apparaît donc dans la lointaine Afrique. L’étendue d’eau au centre à droite est la Méditerranée ; l’Europe est positionnée en bas à droite ; et l’Asie est figurée en bas à gauche. » [9]Carl Brandon Strehlke, dans Keith Chistiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke, ibid., p. 193.

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Après la Terre, représentée au centre (fig. 4), viennent les douze cercles qui l’entourent, distingués ici au moyen de différentes couleurs, et correspondent aussi au système des roues célestes décrit par Dante. Parmi les éléments autres que la terre, l’eau correspond au cercle de couleur verdâtre, l’air, à celui de couleur bleu clair, et le feu, au rouge. Les sept cercles suivants représentent les planètes alors connues, le Soleil compris. La Lune, Mercure et Vénus sont colorés dans des variations de tons bleus ; l’anneau solaire est blanc, le Soleil y apparaissant en feuille d’or au sommet. [10]Dans La Divine Comédie, ce cercle est le domaine des théologiens (Le Paradis, chants 10-14), présidé par Thomas d’Aquin, dont l’attribut est un rayon de soleil sur le front (dans le registre principal du présent retable, il porte un livre d’où émane un faisceau de rayons lumineux).. L’anneau de Mars est gris-bleu, celui de Jupiter, bleu clair et Saturne, bleu. En haut à gauche du cercle de Jupiter se trouve une étoile dorée à six branches [11]Carl Strehlke y voit « un symbole du pouvoir de la planète sur les juges et une allusion possible à la condamnation divine de l’homme et à l’éventuel Jugement dernier. ». Le cercle suivant contient le zodiaque (les signes astrologiques qui y figurent, aujourd’hui très abrasés, sont traités à la feuille d’or), tandis que l’anneau extérieur de couleur bleu foncé, le Primum mobile, sépare le monde sensible de l’empyrée, la région infinie, sans mesure, demeure de Dieu et de ses chérubins, lesquels meuvent toutes les sphères, sauf la terre immobile. [12]Le contenu astrologique de ce panneau a fait l’objet d’une étude détaillée de Kristen Lippincott (Kristen Lippincott. « Giovanni di Paolo’s ‘Creation of the World’ and the tradition of the ‘Thema Mundi’ in late Medieval and Renaissance art. » The Burlington Magazine 132, 1990, pp. 460-468).

Dans le Paradis de Dante, Béatrice prenant la parole pour décrire la nature du monde, a probablement inspiré pour une part le petit panneau de Giovanni di Paolo :

« Col viso ritornai per tutte quante
le sette spere, e vidi questo globo
tal, ch’io sorrisi del suo vil sembiante ;
[…] e quindi mi fu chiaro
il variar che fanno di lor dove;
e tutti e sette mi si dimostraro
quanto son grandi e quanto son veloci
é come sono in distante riparo. »

« Je retournai par le regard à travers toutes
les sept sphères, et je vis ce globe
tel, que je souris de sa vile apparence ;
[…] et dès lors me fut clair
le changement qu’ils font de leur [13] ;
et tous les sept me montrèrent
comme ils sont grands, et comme ils sont rapides,
et comme ils sont en demeures distantes. » [13]Le Paradis, XXII, 133-135 ; 146-152 (trad. Jacqueline Risset), Dante, La Divine Comédie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021, pp. 716-717).

Notes

Notes
1 L’Imago Mundi correspond à la représentation du monde communément admise dans l’Antiquité. Selon celle-ci, la Terre est immobile au centre de l’univers et les variations que nous observons (saisons, jours, nuits, …) résultent de mouvements qui lui sont extérieurs.
2 Isidoro Ugurgieri Azzolini (Sienne, 15.. – 1665). Dominicain de Sienne, professeur de théologie à l’université de Sienne (dont il est doyen en 1645).
3 « le Jugement Dernier, le Déluge et la Création du monde (choses très belles). » Isidoro Ugurgieri Azzolini, Le Pompe sanesi, o ‘vero Relazione delli huomini e donne illustri di Siena e suo stato, Pistoia, Nella stamperia di Pier’Antonio Fortunati, 1649. Cité par John Pope-Hennesy, Giovanni di Paolo, 1403-1483, Londres, Chatto & Windus, 1937, p 17.
4 A sa manière, l’irruption de la figure de l’Éternel dans l’espace de la représentation (fig. 5) fait écho au phénomène mentionné ci-dessus : son plongeon en diagonale, tel un bigger splash dans un espace devenu liquide, est explicité non seulement par son attitude, mais encore par la nuée de chérubins traitée à la manière d’une énorme éclaboussure née dans son sillage, et par son vêtement imitant à la perfection le mouvement des flots agités par le mouvement de la chute.
5 Carl Strehlke (dans Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke, Painting in Renaissance. Siena. Catalogue d’exposition. New-York, The Metropolitan Museum of Art, 1988) note que les orangers apparaissent dans ce panneau car son fruit abonde en graines très fertiles, et parce qu’ils font également allusion à l’arbre de la connaissance qui a causé la chute de l’homme et, dans le paradis, rappelle le sacrifice du Christ pour racheter l’homme du péché originel. Le lapin qui apparaît également dans la scène possède un double sens : il renvoie à la lascivité provoquée par la chute de l’Homme, ainsi qu’à l’innocence qui l’a précédée.
6 « La nudité de l’ange, écrit Strehlke, est sans précédent. La signification du narcisse qui lui couvre l’aine est ambiguë et peut, le cas échéant, être interprétée comme le triomphe de l’amour divin ; la fleur met évidemment d’autant plus en valeur ses parties génitales et ses qualités humaines. » Carl Brandon Strehlke, dans Keith Chistiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke, op. cit., p. 195.
7 La mappemonde, mot est dérivé du latin mappa mundi, est une carte représentant toutes les parties connues du globe terrestre divisé en deux hémisphères.
8 Dans le domaine de la tapisserie, le décor d’ornements de type « millefleurs », particulièrement à la mode en France et dans les Pays-Bas bourguignons des XVe et XVIe siècles, se caractérise par la juxtaposition de fleurs et d’animaux en suspension dans un espace le plus souvent immatériel. La présence de lapins, si elle possède une visée décorative, est loin d’être privée d’une signification particulière, la plupart du temps située dans le registre de la sexualité).
9 Carl Brandon Strehlke, dans Keith Chistiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke, ibid., p. 193.
10 Dans La Divine Comédie, ce cercle est le domaine des théologiens (Le Paradis, chants 10-14), présidé par Thomas d’Aquin, dont l’attribut est un rayon de soleil sur le front (dans le registre principal du présent retable, il porte un livre d’où émane un faisceau de rayons lumineux).
11 Carl Strehlke y voit « un symbole du pouvoir de la planète sur les juges et une allusion possible à la condamnation divine de l’homme et à l’éventuel Jugement dernier. »
12 Le contenu astrologique de ce panneau a fait l’objet d’une étude détaillée de Kristen Lippincott (Kristen Lippincott. « Giovanni di Paolo’s ‘Creation of the World’ and the tradition of the ‘Thema Mundi’ in late Medieval and Renaissance art. » The Burlington Magazine 132, 1990, pp. 460-468).
13 Le Paradis, XXII, 133-135 ; 146-152 (trad. Jacqueline Risset), Dante, La Divine Comédie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021, pp. 716-717).

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