Ambrogio Lorenzetti, « Madonna del latte »

Ambrogio Lorenzetti (Sienne, v. 1290 – 1348)

Madonna del latte (La Vierge allaitant), v. 1325.

Tempéra et or sur panneau, 96 x 49,1 cm.

Inscriptions :

  • (dans l’auréole de la Vierge) : « AVE MARIA GRATIA PLENA DOMINUS TECUM BENE[DICTA TU IN MULIERIBUS] » [1]« [et ingressus angelus ad eam dixit] have Maria gratia plena dominus tecum bene[dicta tu in mulieribus] » (L’ange entra chez elle et dit : ‘Je te salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre les femmes’. »). Salutation angélique telle que rapportée dans l’Evangile selon Luc (Lc 1, 28).

Provenance : Ermitage augustinien de Lecceto (Sienne).

Sienne, Museo diocesano di Arte sacra.

La Vierge Marie représentée allaitant l’Enfant-Jésus constitue l’un des thèmes de prédilection de la peinture siennoise [2]Le modèle iconographique de la Madonna del latte est directement hérité de la galaktotrophousa byzantine, elle-même reprise de la Virgo lactans (Vierge allaitant) apparue sur les peintures murales aux premiers siècles de la Chrétienté. Le thème s’est répandu dans toute l’Europe occidentale avant d’atteindre son apogée dans l’école toscane (Lippo Memmi, Vierge à … Poursuivre. L’éloquence particulière de cet instant d’intimité maternelle devait logiquement trouver un écho immédiat et puissant dans la ville dont la Vierge est tout à la fois la protectrice séculaire et la souveraine régnante, et qui, de surcroît, porte également en elle l’image consolatrice de la mère.

Telle qu’elle apparaît dans son format vertical sommé d’un gâble [3]« Sur un plan structurel, la forme du panneau à la pointe triangulaire rapproche l’œuvre siennoise de celle de Vico l’Abate, montrant dans les deux cas cette découpe caractéristique des tableaux de bois du début du XIVe siècle. » Ireneu Visa Guerrero, « La Madonna del latte », dans Alessandro BAGNOLI, Roberto BARTALINI, Max SEIDEL, Ambrogio Lorenzetti … Poursuivre, l’œuvre se révèle dans le contraste saisissant que créent les formes un peu archaïques de son support, lequel évoque discrètement les contours du dossier d’un trône gothique (l’humble figure de Marie est aussi celle d’une reine…), avec le naturel confondant des deux figures qui y prennent place pour en former, au delà de son apparence anodine, le sujet véritable : celui-ci a trait à l’Incarnation. Le rappel de l’Annonce faite par Gabriel figure en toutes lettres dans l’auréole dorée de la Vierge (« Ave Maria gratia plena dominus tecum benedicta tu in mulieribus »), ne laissant ainsi planer aucun doute : l’humble figure de Marie est aussi celle de l’Élue…

L’approche est profondément nouvelle, et aucun autre peintre ne saura la répéter aussi génialement avant longtemps : opérant une véritable révolution, Ambrogio Lorenzetti peint des êtres visiblement faits de chair et doués de sentiments, et parvient à introduire la vérité d’une réalité humaine dans sa quotidienneté la plus simple et la plus prosaïque, au sein d’une scène où dominait jusque là une forme d’abstraction un peu distante et, précisément pour cette raison, jugée propre à figurer des personnages divins. Pour la première fois dans l’histoire de l’art médiéval, Marie donne le sein nourrissant à un Enfant qui a véritablement faim.

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Le poids de cet enfant pèse visiblement dans les bras de sa mère. Son apparence, ses gestes et toute son attitude dénotent une observation attentivement effectuée sur le naturel. Il s’agite, fait battre ses jambes, presse fortement entre ses deux mains le sein qui émerge pudiquement sous le voile arrangé de sorte à permettre l’allaitement, porte goulûment ce sein à ses lèvres et, tout en fournissant un gros effort à cet effet, tourne ses gros yeux ronds vers le spectateur qui semble l’avoir surpris. Ses mouvements, que l’on imagine brusques, font lentement glisser le linge rose dans lequel Marie l’a d’abord enveloppé à cette occasion, et bien que la mère attentive ait passé le pouce dans un petit pan du tissu rabattu pour tenter de maintenir celui-ci en place, le glissement se poursuit inéluctablement, et fait apparaître les courbes potelées d’un corps parfaitement enfantin, ainsi que les plis que forment ces rondeurs dans les délicates carnations du nourrisson à l’apparence décidément monumentale. Peinant à supporter le poids de ce petit être de chair rendu probablement plus pesant encore par ses mouvements agités, sa main, les doigts écartés pour mieux l’agripper dans un geste vraiment maternel, saisit fermement l’une des petites fesses charnues de l’Enfant, parvenant à le maintenir dans son giron sans aucun risque de chute.

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Apparemment impassible derrière un visage parfaitement concentré, Marie observe son fils d’un regard que la minceur de la fente de ses yeux rend très pénétrant. Ses traits ne le laissent pas entrevoir et pourtant, son attitude tout entière trahit un formidable effort, le haut de son corps entièrement déporté vers l’arrière afin de contrebalancer le mouvement qu’elle effectue en cet instant, et peut-être de prendre appui sur sa hanche afin de se soulager en partie du poids qu’elle porte. Ce hanchement majestueux n’est pas sans conséquence sur la composition du panneau : non seulement il éloigne la figure de Marie de l’axe central mais encore, il la fait sensiblement pivoter sur elle-même, dans une configuration spatiale à la fois très sûre et très efficace, résolument nouvelle par rapport au carcan du cadre dont elle semble s’être libérée. Marie et Jésus sont tous deux déportés de part et d’autre de cet axe central. Tournant le dos au hiératisme symétrique hérité de Byzance, ce décalage est renforcé par les auréoles que l’on voit déborder sur le champs de couleur sombre qui délimite le fond d’or, reléguant celui-ci dans la profondeur tout en permettant à Ambrogio de simuler un déplacement des silhouettes vers l’avant, au delà des strictes limites de l’espace déterminées par les contours du support qui jusqu’ici renfermaient les figures.

4. Ambrogio Lorenzetti, « Professione pubblica di san Ludovico di Tolosa », détail. Sienne, basilique de San Francesco.

La technique magistralement maîtrisée par laquelle Ambrogio joue de la lumière pour rendre les volumes des figures peintes est caractéristique de la période précoce d’exécution de l’œuvre, telle qu’elle est également à l’œuvre dans les figures peintes à fresque dans la Professione pubblica di san Ludovico di Tolosa (détail ci-dessus) [4]Depuis la grande rétrospective consacrée au peintre en 2017 (Sienne, Santa Maria della Scala), c’est par un rapprochement avec les fresques peintes à San Francesco qu’une datation précoce de l’œuvre est admise.. Contrairement à la manière de Giotto avant lui, Ambrogio n’obtient pas les rendus volumétriques au moyen des fondus du clair-obscur mais grâce aux lignes du dessin. Utilisant le pinceau selon un mouvement que l’on qualifierait d’ostinato en musique, revenant obstinément sur les formes, il dessine de longs traits de couleurs continues qui en épousent inlassablement les contours, et parvient, non sans une certaine virtuosité, à creuser et à arrondir les volumes des figures traitées de cette manière.

Par un effet du hasard, deux autres panneaux, exécutés sur ce même thème de la Madonna del latte, sont visibles dans la salle du musée : l’un est peint par Naddo Ceccarelli [5]Naddo Ceccarelli, Madonna del latte. Sienne, Museo diocesano di Arte sacra., l’autre par Andrea Vanni [6]Andrea Vanni, Madonna del latte. Sienne, Museo diocesano di Arte sacra., tous deux successeurs plus ou moins lointains de Lorenzetti. Quelles que soient par ailleurs les qualités intrinsèques de ces œuvres, leur proximité rend la comparaison inévitable. En mettant brutalement en évidence le génie magnifique d’Ambrogio et sa capacité créatrice, cette proximité relègue un peu injustement deux concurrentes qui ne sont pourtant pas indignes d’appréciations élogieuses.

Notes

Notes
1 « [et ingressus angelus ad eam dixit] have Maria gratia plena dominus tecum bene[dicta tu in mulieribus] » (L’ange entra chez elle et dit : ‘Je te salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre les femmes’. »). Salutation angélique telle que rapportée dans l’Evangile selon Luc (Lc 1, 28).
2 Le modèle iconographique de la Madonna del latte est directement hérité de la galaktotrophousa byzantine, elle-même reprise de la Virgo lactans (Vierge allaitant) apparue sur les peintures murales aux premiers siècles de la Chrétienté. Le thème s’est répandu dans toute l’Europe occidentale avant d’atteindre son apogée dans l’école toscane (Lippo Memmi, Vierge à l’Enfant (Madone de l’humilité) ; Andrea Vanni, Madonna del latte ; Paolo di Giovanni Fei, Madonna del latte ; Niccolò di Buonaccorso, La Vierge d’humilité), ainsi que dans l’Europe du Nord (Jean Fouquet, Dyptyque de Melun ; Robert Campin, Vierge à l’écran d’osier ; Jan Van Eyck, Vierge de Lucques) aux XIIIe-XIVe siècles.
3 « Sur un plan structurel, la forme du panneau à la pointe triangulaire rapproche l’œuvre siennoise de celle de Vico l’Abate, montrant dans les deux cas cette découpe caractéristique des tableaux de bois du début du XIVe siècle. » Ireneu Visa Guerrero, « La Madonna del latte », dans Alessandro BAGNOLI, Roberto BARTALINI, Max SEIDEL, Ambrogio Lorenzetti (cat. d’exp. Sienne 2017-2028), Cinisello Balsamo (Milan), Silvana Editoriale, 2017, p. 158. Comme on le verra plus avant, si la frontalité de la Madonna col Bambino de Vico l’Abate, réalisée quelques années plus tôt, en 1319, a complètement disparu ici, d’autres affinités existent entre ces deux œuvres, à commencer par la figure de l’Enfant-Jésus et l’évocation du trône divin.
4 Depuis la grande rétrospective consacrée au peintre en 2017 (Sienne, Santa Maria della Scala), c’est par un rapprochement avec les fresques peintes à San Francesco qu’une datation précoce de l’œuvre est admise.
5 Naddo Ceccarelli, Madonna del latte. Sienne, Museo diocesano di Arte sacra.
6 Andrea Vanni, Madonna del latte. Sienne, Museo diocesano di Arte sacra.

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