
Domenico Beccafumi (Valdibiena [Montaperti], entre 1484 et 1486 – Sienne, 1551)
Giustizia (La Justice), entre 1529 et 1535.
Fresque de la voûte de la salle du Consistoire.
Inscriptions :
- (sur le phylactère tenu à bouts de bras par un putto ailé) : « PER ME REGES REGNANT » [1]
Provenance : In situ.
Sienne, Palazzo Pubblico, Sala del Concistoro.
La figure allégorique de la Justice, « maîtresse souveraine et reine de toutes les vertus » selon Cicéron [2], est armée de ses deux attributs que sont la balance, dont les plateaux se tiennent en équilibre, et le glaive sévère tenu d’une main qui ne tremble pas. Elle apparaît flottant au-dessus d’un tambour architectural privé de sa coupole et ouvert sur le ciel, vue dans un saisissant raccourci ou, pour utiliser un terme cinématographique, selon une parfaite contre-plongée. Le terme convient d’autant mieux que l’effet produit est, à proprement parler, spectaculaire. Par le jeu de savantes déformations dues à la perspective, Beccafumi parvient à créer l’impeccable effet d’élancement vers le haut de l’ensemble de la figure, dans une illusion qui a suscité un commentaire admiratif de Vasari.
L’inscription qui accompagne la personnification de la Justice est empruntée au Livre des Proverbes dans lequel la formule appartient à la Sagesse divine (voir note 1). L’Iconologie de Cesare Ripa décrit l’apparence de cette figure comme celle d’une « jeune femme presque nue […] ; le visage levé vers les cieux, elle regarde vers la lumière. Ses pieds sont soulevés au-dessus du sol […] montrant qu’elle est détachée des choses terrestres. Elle est peinte soulevée du sol, avec la lumière qui tombe sur son visage, démontrant qu’elle est la Sagesse détachée dans le cœur des effets terrestres, et illuminée par la grâce divine [2] ».
Jouant de l’interdépendance des deux figures implicitement énoncée dans la Bible (Pr 8) après avoir d’abord été explicitement commentée par Cicéron [3], Beccafumi donne à la Justice une apparence qui est aussi celle de la Sagesse. « Son visage orienté vers le haut et son regard averti indiquent tout aussi bien la marque de sa communion avec le divin que celle de son objectivité déterminée [4] ».
De part et d’autre du médaillon central, deux paires de figures de petite taille, inscrites dans des rectangles, séparent la figure de la Justice de celles de l’Amour de la Patrie et de la Bienveillance mutuelle. Alors que nombre de ces petites figures est peint en grisaille, celles-ci sont de couleurs naturelles et, de ce fait, « semblent être de la même essence que la triade principale [5] ». Pour cette raison, et à la lumière de leurs attributs respectifs, Mariana Jenkins déduit de manière convaincante qu’il s’agit de deux facettes de la Justice représentés par les quatre figures formant deux couples :
- Couple 1
- une jeune femme porte une couronne et une épée (fig. 1)
- un vieil homme observe intensément une tête décapitée (la punition, fig. 2)
- Couple 2
- une jeune femme équipée d’instruments de mesure : balance, compas (fig. 3)
- un vieil homme accompagné de deux sacs emplis d’espèces sonnantes (la récompense, fig. 4)
Les deux premières figures illustrent parfaitement les fonctions égalitaires de la Justice distributive dépeintes deux siècles plus tôt par Lorenzetti dans la salle des Neuf. Inversement, le second couple de figures convient tout-à-fait pour illustrer l’idée d’une régulation équitable des affaires civiles propre à la Justice commutative. Les deux symboles (glaive de l’égalité et balance de l’équité) portés par les allégories modernes conservent la mémoire de ces deux fonctions complémentaires de la Justice.
Dans les écoinçons, sont représentées quatre figures féminines peintes en grisaille. Celle que l’on voit en bas à gauche de la Justice (fig. ci-dessus), agenouillée près d’un brasier d’où s’échappent des flammes colorées, est très caractérisée : il pourrait s’agir d’une vestale entretenant le feu sacré. Dans ce cas, il faudrait voir dans les trois autres figures, trois compagnes de la première prêtresse. Compte tenu du fait que les vestales étaient réputées incorruptibles et que, de ce fait, elles bénéficiaient de certains privilèges aux yeux de la loi, il est tout à la fois logique et satisfaisant qu’elles apparaissent dans une allégorie politique aux côtés de la Justice.
Parmi les scènes historiées de la frise, inscrites dans deux hexagones situés de part et d’autre de la Justice, deux scènes de mises à mort (Marcus Manlius et Spurius Cassius) se déroulent au sein d’architectures rigoureusement semblables. A l’instar de l’ouverture béante sur l’infini du ciel, qui apparaît dans la Justice, un oculus s’ouvre au sommet de ces structures architecturales, selon une formule visuelle qui vise, avec la force de l’évidence, à articuler étroitement les trois scènes. En contrepoint avec les figures allégoriques de la Mutua benevolenza et de l’Amor patrio, elles viennent toutes deux ajouter, par la négative en quelque sorte, un commentaire invitant à pratiquer une politique de l’exemplarité des peines contre les auteurs d’attentats commis à l’endroit des institutions du gouvernement. Celui-ci pourrait, une nouvelle fois, être tiré de Machiavel : “Il serait à désirer qu’il ne se passa pas plus de dix ans sans qu’on vit frapper un de ces grands coups ; cet espace de temps suffit bien pour changer les mœurs et altérer les lois et s’il ne survient pas un événement qui renouvelle le souvenir de la punition et remplisse les cœurs d’une terreur salutaire, il se trouve bientôt tant de coupables qu’on ne peut plus le punir sans danger” [6]. Les deux morts violentes que l’on voit se dérouler dans une architecture dont la voûte est percée d’un oculus figurent parmi les exemples donnés par Machiavel pour illustrer son propos. Nous verrons à l’occasion de leur approche détaillée que ces deux scènes de mise à mort ne sont pas non plus sans rapport avec les pratiques de la justice siennoise de l’époque vis à vis des auteurs d’attentats contre une République nouvellement rétablie.
[1] « Per me reges regnant [et legum conditores iusta decernunt] » (« Par moi, les rois règnent [et les souverains édictent ce qui est juste] ». Livre des Proverbes (Pr 8, 15). Dans la Bible, c’est la Sagesse, et non pas la Justice, qui « fait entendre ses cris » aux hommes dans ces termes. Implicitement, l’auteur cette formule fait apparaître le lien inextricable qui unit ces deux notions. C’est d’ailleurs ce même lien que Lorenzetti avait déjà illustré dans le Bon Gouvernement en plaçant la figure de la Sagesse divine immédiatement au-dessus de celle de la Justice (fig. 9).
[2] « […] haec enim una virtus omnium est domina et regina virtutum ». Cicéron, De Officiis, III, 6, 28.
[3] « Donna quasi ignuda ; […] ed il viso alto, mirando una luce che gli soprasta. Avrà i piedi elevati da terra, mostrando essere afforta in Dio, e spogliata delle cose terrene. […] si dipinge elevata da terra, colla luce che le scende nel viso, dimostrando che sia il Sapiente distaccato nel cuore dagli effetti terreni, ed illuminato della Divina gratia ». César Ripa, Iconologie, préciser. Dans le cas présent, le texte de Ripa vient expliciter une iconographie déjà rencontrée à Sienne, dans le Palazzo Pubblico (Allegorie du Bon et du Mauvais Gouvernements et leurs effets) mais également à l’extérieur du palais (Fonte Gaia).
[4] JENKINS, Mariana, op. cit., p. 435.
[5] JENKINS, Mariana, op. cit., p. 436.
[6] Nicolas Machiavel, Discorsi, III, 1 (“Veut-on qu’une religion ou une République dure longtemps, il faut les ramener à leur principe”).