Simone Martini rencontra Pétrarque pour la première fois peu après son arrivée en Avignon où il avait été appelé au début de l’année 1336, afin de participer à l’exécution du décor du nouveau palais papal (actuel Palais des Papes). Les deux hommes lièrent rapidement d’étroits rapports d’amitié. Quelques mois plus tard, à la fin de l’été ou au début de l’automne, Pétrarque écrivit deux sonnets [1]Il s’agit des sonnets 77 et 78 des Rerum vulgarium fragmenta., suggérant ainsi qu’il avait déjà demandé à Simone de peindre un portrait de Laure, sa bien-aimée. Bien qu’il ne subsiste aucune trace de cette œuvre peinte – a-t-elle jamais existé ? -, l’éloge dithyrambique de Pétrarque permet d’imaginer la beauté et la vérité du portrait.
77
« Per mirar Policleto a prova fiso
con gli altri ch’ebber fama di quell’arte
mill’anni, non vedrian la minor parte
de la beltà che m’ave il cor conquiso.
« Ma certo il mio Simon fu in paradiso
(onde questa gentil donna si parte),
ivi la vide, et la ritrasse in carte
per far fede qua giú del suo bel viso.
« L’opra fu ben di quelle che nel cielo
si ponno imaginar, non qui tra noi,
ove le membra fanno a l’alma velo.
« Cortesia fe’; né la potea far poi
che fu disceso a provar caldo et gielo,
et del mortal sentiron gli occhi suoi. [2]Francesco Petrarca, Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta), XIVe s. (a cura di Gianfranco Contini). Milano, Einaudi, 1964 (Sonnet 77 : Per mirar Policleto a prova fiso). »
77
« Quand pour faire une épreuve, Polyclète [3]« Pour Pétrarque, Polyclète représente sans doute le sculpteur par excellence, qu’il a connu dans l’œuvre de Pline et dont il possédait lui-même un exemplaire ». Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain 2008/1 (N° 47), pp. 107 à 123. avec les autres qui eurent du renom dans cet art, regarderaient de tous leurs yeux, en mille ans ils ne verraient pas la plus petite partie de la beauté qui a conquis mon cœur.
« Mais certainement mon Simon fut dans le Paradis (d’où est venue cette gentille Dame) : c’est là qu’il la vit et qu’il peignit son portrait pour faire foi ici-bas de son beau visage.
« L’œuvre fut bien de celles que l’on peut imaginer dans le ciel, non ici parmi nous, où le corps fait un voile à l’âme.
« Le peintre généreux qui l’accomplit n’eût pu en venir à bout, après qu’il fut descendu ici-bas pour être soumis à la chaleur et au froid, et que ses yeux se ressentirent de la nature mortelle. »
78
« Quando giunse a Simon l’alto concetto
ch’a mio nome gli pose in man lo stile,
s’avesse dato a l’opera gentile
colla figura voce ed intellecto,
« di sospir’ molti mi sgombrava il petto,
che ciò ch’altri à piú caro, a me fan vile:
però che ’n vista ella si mostra humile
promettendomi pace ne l’aspetto.
« Ma poi ch’i’ vengo a ragionar co llei,
benignamente assai par che m’ascolte,
se risponder savesse a’ detti miei.
« Pigmalïon, quanto lodar ti dêi
de l’imagine tua, se mille volte
n’avesti quel ch’i’ sol una vorrei. [4]Francesco Petrarca, Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta), op.cit. (Sonnet 78 : Per mirar Policleto a prova fiso). »
78
« Lorsque à Simon vint le noble projet qui, en ma faveur, lui mit l’instrument dans la main, s’il eût donné à son œuvre gentille la voix et l’intelligence aussi bien que la forme,
« il délivrait mon cœur de bien des soupirs qui me font trouver de peu de prix ce que les autres ont de plus cher : car elle se montre avenante au regard, me promettant le repos par son aspect.
« Mais dès que je commence à m’entretenir avec elle, elle semble m’écouter avec douceur, comme si elle savait répondre à mes paroles.
« Pygmalion [5]Dans la mythologie grecque, la légende raconte l’histoire du sculpteur Pygmalion qui tomba amoureux de sa création, Galatée, une statue rendue vivante grâce à Aphrodite, déesse de l’amour, qui avait compris le vœu de Pygmalion. La légende est principalement racontée par Ovide dans les Métamorphoses (X, 243-297)., combien tu devais te louer de ton œuvre, si mille fois tu en eu ce que je ne voudrais avoir qu’une seule. » [6]Traduction des deux sonnets d’après Poésies de Pétrarque (traduction complète par le comte F. L. de Gramont). Paris, Paul Mascagna, 1842.
Dans ces deux sonnets, Pétrarque met en scène un dialogue entre poésie et peinture qui se réfère à un portrait, lui-même induit, peut-être, par une poésie. « Pétrarque, écrit Patricia Oster [7]Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain, 2008/1 (N° 47), p. 108., évoque un portrait de Laure que Simone Martini semble avoir réalisé à partir de ses poèmes. La poésie est ainsi transformée en peinture qui redevient texte à son tour dans les poèmes de Pétrarque, qui, quant à eux, décrivent le portrait. Comme on n’a pas pu retrouver le portrait de Simone, le texte de Pétrarque en reste la seule trace. La relation privilégiée entre peinture et poésie semble s’inscrire dans une conception moderne de l’art opposée dès le premier vers à l’art de l’Antiquité : ‘Per mirar Policleto a prova fiso / con gli altri ch’ebber fama di quell’arte’. »
Le poète, ici, paraît « répondre à l’esthétique d’un ‘visibile parlare’ en séparant les deux aspects ‘visibile’ et ‘parlare’. Dans le processus d’une création commune, le peintre donne une visibilité à l’idée immatérielle du poète, qui fait parler le portrait en suggérant un dialogue imaginaire. Pétrarque surpasse encore l’esthétique de Dante par un autre aspect. Alors que le bas-relief dans La Divine Comédie est statique, sculpté dans la pierre, la stimulation esthétique du ‘visibile parlare’ chez Pétrarque consiste en une oscillation permanente du tableau de Simone. L’image idéale de Laure semble s’offrir à l’amant, elle semble répondre à ses questions pour disparaître aussitôt derrière le voile du désir. Le dialogue entre peinture et poésie dynamise ainsi l’image de la beauté absolue [8]Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain, 2008/1 (N° 47), pp. 107 à 123. ».
Notes
1↑ | Il s’agit des sonnets 77 et 78 des Rerum vulgarium fragmenta. |
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2↑ | Francesco Petrarca, Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta), XIVe s. (a cura di Gianfranco Contini). Milano, Einaudi, 1964 (Sonnet 77 : Per mirar Policleto a prova fiso). |
3↑ | « Pour Pétrarque, Polyclète représente sans doute le sculpteur par excellence, qu’il a connu dans l’œuvre de Pline et dont il possédait lui-même un exemplaire ». Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain 2008/1 (N° 47), pp. 107 à 123. |
4↑ | Francesco Petrarca, Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta), op.cit. (Sonnet 78 : Per mirar Policleto a prova fiso). |
5↑ | Dans la mythologie grecque, la légende raconte l’histoire du sculpteur Pygmalion qui tomba amoureux de sa création, Galatée, une statue rendue vivante grâce à Aphrodite, déesse de l’amour, qui avait compris le vœu de Pygmalion. La légende est principalement racontée par Ovide dans les Métamorphoses (X, 243-297). |
6↑ | Traduction des deux sonnets d’après Poésies de Pétrarque (traduction complète par le comte F. L. de Gramont). Paris, Paul Mascagna, 1842. |
7↑ | Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain, 2008/1 (N° 47), p. 108. |
8↑ | Patricia Oster, « ‘Visibile parlare’ : entre poésie et peinture », dans Le Genre humain, 2008/1 (N° 47), pp. 107 à 123. |
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