‘Maître de l’Observance’ (peintre ou groupe de peintres actif durant le second quart du XVe siècle, auquel est attribué un corpus d’œuvres réunies en 1942 par Alberto Graziani [1]Alberto Graziani, « Il Maestro dell’Osservanza (1942) », dans Propozioni, II, 1948, pp. 75-87 (réédité dans Proporzioni. Scritti e Lettere di Alberto Graziani, a cura di T. Graziani Longhi, 2 vol., Bologne, 1993. à partir de caractéristiques stylistiques communes ou approchantes)
The Meeting of Saint Anthony and Saint Paul the Hermit (Rencontre de Saint Antoine et de saint Paul Ermite), v. 1430-1436.
Tempéra et or sur panneau, 47,8 x 34,5 cm.
Provenance : Samuel H. Kress Collection.
Washington, National Gallery of Art.
La première source textuelle relative à la scène de la rencontre des saints ermites Antoine Abbé et Paul de Thèbes se trouve dans la Vita Pauli primi eremitae, ouvrage hagiographique écrit par saint Jérôme [2]La Vita Pauli primi eremitae (Vie de Paul premier ermite) a été écrite vers 376, pendant le séjour de Jérôme dans le désert de Syrie, comme on le déduit du texte lui-même.. Ce texte, écrit l’historienne de l’art Sophie Dutheillet de Lamothe [3]Sophie Dutheillet de Lamothe est conservatrice des collections Moyen Âge et Renaissance au Palais des Beaux-arts de Lille et agrégée d’italien., « connaît une diffusion importante entre les XIIIe et XIVe siècles, notamment dans la péninsule italienne où les vies des Pères du désert font l’objet de multiples représentations et réécritures en langues latine et vulgaire et constituent des modèles de piété et de spiritualité pour les religieux comme pour les laïcs [4]Cf. Chiara Frugoni, « Altri luoghi cercando il Paradiso (il ciclo di Buffalmacco nel Camposanto di Pisa e la committenza domenicana) », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di lettere e filosofia, 18 (1988), p. 1557-1643. (Note de l’auteur).. Entre les années 1240 et 1340, trois frères dominicains de la péninsule italienne réécrivent ainsi cette histoire d’après saint Jérôme [5]« Nous n’avons connaissance d’aucune source intermédiaire, mais on ne peut exclure qu’il en ait existé une qui ait infléchi dès avant le XIIIe siècle le récit de la mort de saint Paul ermite. » (Note de l’auteur)., contribuant à la diffusion de la légende de Paul et à sa fortune iconographique aux XIVe et XVe siècles : Barthélémy de Trente, vers 1245, Jacques de Voragine, dans les années 1260, enfin Domenico Cavalca, vers 1330, qui compile en langue vulgaire, dans les Vite dei santi padri, les vies des Pères du désert, faisant figurer en première position la légende de saint Paul ermite, premier Père du désert d’après saint Jérôme et maître de saint Antoine abbé. » [6]Sophie Dutheillet de Lamothe, « Réécritures et représentations de la mort de saint Paul ermite en Italie (XIIIe-XVe siècles) : un cadavre en prière ? », Arzanà. Cahiers de littérature médiévale italienne, 18, 2016, https://doi.org/10.4000/arzana.947, consulté le 13.07.2022.
Jérôme de Stridon rapporte que Saint Antoine, apprenant qu’il n’était pas le premier ermite du désert [7]« Mais pour retourner à ce que j’avais commencé de dire, il y avait déjà cent treize ans que le bienheureux Paul menait sur la terre, une vie toute céleste ; et Antoine, âgé de quatre-vingt-dix ans (comme il l’assurait souvent), demeurant dans, une autre solitude, il lui vint en pensée que nul autre que lui n’avait passé dans le désert la vie d’un parfait et … Poursuivre, partit, sans même connaître le lieu où il devait se rendre, à la rencontre de Paul, dont il avait eu connaissance lors d’un songe, peu avant la mort de celui-ci [8]« Dès la pointe du jour ce vénérable vieillard, soutenant son corps faible et exténué avec un bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait ; et déjà le, soleil arrivé à son midi, avait échauffé l’air de telle sorte qu’il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins il se pût résoudre à différer son voyage, disant en … Poursuivre. En chemin, il fit diverses rencontres, dont celle d’un centaure, qui lui confirma la route à suivre [9]« […] il vit un homme qui avait en partie le corps d’un cheval, et était comme ceux que les poètes nomment hippocentaures. Aussitôt qu’il l’eut aperçu, il arma son front du signe salutaire de la croix et lui cria : ’Holà ! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ?’ Alors ce monstre, marmonnant je ne sais quoi de barbare et entrecoupant plutôt ses paroles … Poursuivre, puis d’un faune qui l’émut aux larmes [10]« Antoine, pensant tout étonné à ce qu’il venait de voir, ne laissa pas de continuer son chemin ; et à peine avait-il commencé à marcher qu’il aperçut dans un vallon pierreux un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours, comme un vaillant soldat de … Poursuivre, de bêtes sauvages encore, puis vînt la « vaste solitude du désert ». Il poursuivit son chemin jusqu’à ce qu’il parvienne à une caverne [11]« Mais, pour revenir à mon discours, Antoine, continuant à marcher dans le chemin où il s’était engagé, ne considérait autre chose que la piste des bêtes sauvages et la vaste solitude de ce désert, sans savoir ce qu’il devait faire ni de quel côté il devait tourner. Déjà le second jour était passé depuis qu’il était parti, et il en restait encore un troisième … Poursuivre. Paul, qui vivait là de toute éternité, refusa d’abord de le recevoir, puis céda aux instances d’Antoine [12]« Antoine, se jetant contre terre sur le seuil de la porte, y demeura jusqu’à l’heure de sexte et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir et lui disant : « Vous savez qui je suis, d’où je viens, et le sujet qui m’amène. J’avoue que je ne suis pas digne de vous voir, mais je ne partirai néanmoins jamais d’ici jusqu’à ce que j’aie reçu … Poursuivre. Un corbeau qui nourrissait quotidiennement Paul d’un demi pain apporta cette fois un pain entier [13]« Comme ils s’entretenaient de la sorte, ils virent un corbeau qui, après s’être reposé sur une branche d’arbre, vint de là, en volant tout doucement, apporter à terre devant eux un pain tout entier. Aussitôt qu’il fut parti Paul commença à dire : ‘Voyez, je vous supplie, comme Dieu, véritablement tout bon et tout miséricordieux, nous a envoyé à dîner. Il … Poursuivre, événement dont l’origine miraculeuse fut immédiatement comprise, et s’estimèrent tous deux indignes de rompre le pain qu’ils finirent pourtant par manger [14]« Ensuite, ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s’assirent sur le bord d’une fontaine aussi claire que du cristal, et voulant se déférer l’un à l’autre l’honneur de rompre le pain, cette dispute dura quasi jusqu’à vêpres, Paul insistant sur ce que l’hospitalité et la coutume l’obligeaient à cette civilité, et Antoine la refusant à … Poursuivre. Au petit matin, Paul expliqua à Antoine que la raison qui l’avait conduit à se rendre auprès de lui était liée à sa fin prochaine [15]« Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : « Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert ; il y a longtemps que Dieu m’avait promis que vous emploieriez comme moi votre vie à son service ; mais parce que l’heure de mon heureux sommeil est arrivé, et qu’ayant toujours désiré avec ardeur d’être délivré de ce corps mortel pour … Poursuivre et Antoine pleura beaucoup [16]« A ces paroles Antoine, fondant en pleurs et jetant mille soupirs, le conjurait de ne le point abandonner et de demander à Dieu qu’il lui tint compagnie en ce voyage; à quoi il lui répondit : ‘Vous ne devez pas désirer ce qui vous est plus avantageux, mais ce qui est plus utile à votre prochain : il n’y a point de doute que ce ne vous fût un extrême bonheur d’être … Poursuivre.
Tout cela, ou presque, est compris dans le petit panneau de Washington, véritable synthèse du texte de saint Jérôme. Dans le lointain, au dessus de la cime des arbres, bien au-delà de la ligne d’horizon, on aperçoit encore la toiture de l’église qui figurait déjà dans les paysages des scènes précédentes et évoque l’ermitage qu’Antoine a quitté. Le voici, tout en haut du chemin pierreux qui zig-zague pour mieux signifier la durée du voyage entrepris. Armé de son habituel bâton en « tau », le saint auréolé a ôté son manteau qu’il porte sur l’épaule, comme un baluchon. Plus loin, le chemin s’enfonce dans une forêt sombre que le voyageur aura traversée avant de réapparaître par la droite. C’est l’instant de la rencontre avec le centaure qui lui indiquera le bon chemin et à qui le peintre a mis une palme dans la main gauche, chargeant la créature mi-homme mi-cheval, d’offrir les dates nourrissantes à l’ermite à la place du faune absent dans l’image. Antoine apparaît une troisième fois alors que, parvenu devant la grotte de Paul l’Anacorète, les deux hommes manifestent leur émotion par une embrassade. Le circulum precatorium dont on ne sait s’il appartient à l’un ou à l’autre résume à lui seul la permanence de la prière qui rythme seule les journées et les nuits des deux hommes.
La suite de ce conte empreint de merveilleux ne figure pas dans l’œuvre peinte par le ’Maître de l’Observance’ mais le texte de Jérôme de Stridon nous apprend dans le détail comment Antoine parti chercher le manteau que lui a demandé Paul pour sa sépulture aura, sur le chemin du retour, une vision miraculeuse [17]« […] il voit parmi des cohortes angéliques, parmi les chœurs des prophètes et des apôtres, Paul tout éclatant d’une blancheur de neige s’élever dans les hauteurs. » Jérôme, Trois vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion), texte critique par Edgardo M. Morales, traduction par Pierre Leclerc, Paris, Les éditions du Cerf, 2007, pp. 174-175., puis retrouvera son compagnon mort dans des circonstances très étranges [18]« E intrando in della spelonca, trovoe quel santissimo corpo star ginocchioni colle mani giunte e colli occhi velso ’l cielo e parea che orasse. Unde Antonio immaginandosi ch’ancor fusse vivo e orasse, puosesi ine presso e con silentio orava ; ma non sentendo come solea Paulo sospirare quando orava, e vedendo che nullo avea movimento, cognobbe per certo ch’era passato ; … Poursuivre et mettra celui-ci en terre avec l’aide de deux lions pénétrés de l’idée de Dieu. [19]« Antoine fut rempli d’un merveilleux étonnement de ce qu’il lui venait de dire de saint Athanase et du manteau qu’il lui avait donné ; et, comme s’il eût vu Jésus-Christ dans Paul et adorant Dieu résidant dans son coeur, il n’osa plus lui rien répliquer ; mais, pleurant sans dire une seule parole, après lui avoir baisé les yeux et les mains, il partit … Poursuivre
Keith Christiansen [20]Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strelke, Painting in Renaissance. Siena (catalogue d’exposition). New-York, The Metropolitan Museum of Art, 1988, p.123. a relevé la « grande beauté » liée à la caractérisation des figures des deux saints ermites, mais également fait état de faiblesses dans la composition dans son ensemble en notant que « la série de collines plates et le chemin accidenté, qui ont si brillamment fonctionné dans le Saint Antoine tenté par un tas d’or, sont beaucoup moins réussis ici. La forêt d’arbres est utilisée, en partie, pour masquer une incapacité inhérente à créer un continuum spatial convaincant. De plus, la technique pointilliste employée pour créer le feuillage se désagrège par endroits en points insignifiants. » Pourtant, la naïveté née de ce qu’il considère comme un « relâchement apparent des pouvoirs créateurs » peut tout aussi bien être perçue comme l’un des éléments qui participent efficacement au charme créé au regard d’un spectateur été au contact de l’œuvre d’un peintre tel que le Douanier Rousseau. D’autant qu’il « ne fait aucun doute que le ‘Maître de l’Observance’ est responsable de la conception du panneau et de l’exécution des deux personnages dans le premier plan. »
Notes
1↑ | Alberto Graziani, « Il Maestro dell’Osservanza (1942) », dans Propozioni, II, 1948, pp. 75-87 (réédité dans Proporzioni. Scritti e Lettere di Alberto Graziani, a cura di T. Graziani Longhi, 2 vol., Bologne, 1993. |
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2↑ | La Vita Pauli primi eremitae (Vie de Paul premier ermite) a été écrite vers 376, pendant le séjour de Jérôme dans le désert de Syrie, comme on le déduit du texte lui-même. |
3↑ | Sophie Dutheillet de Lamothe est conservatrice des collections Moyen Âge et Renaissance au Palais des Beaux-arts de Lille et agrégée d’italien. |
4↑ | Cf. Chiara Frugoni, « Altri luoghi cercando il Paradiso (il ciclo di Buffalmacco nel Camposanto di Pisa e la committenza domenicana) », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di lettere e filosofia, 18 (1988), p. 1557-1643. (Note de l’auteur). |
5↑ | « Nous n’avons connaissance d’aucune source intermédiaire, mais on ne peut exclure qu’il en ait existé une qui ait infléchi dès avant le XIIIe siècle le récit de la mort de saint Paul ermite. » (Note de l’auteur). |
6↑ | Sophie Dutheillet de Lamothe, « Réécritures et représentations de la mort de saint Paul ermite en Italie (XIIIe-XVe siècles) : un cadavre en prière ? », Arzanà. Cahiers de littérature médiévale italienne, 18, 2016, https://doi.org/10.4000/arzana.947, consulté le 13.07.2022. |
7↑ | « Mais pour retourner à ce que j’avais commencé de dire, il y avait déjà cent treize ans que le bienheureux Paul menait sur la terre, une vie toute céleste ; et Antoine, âgé de quatre-vingt-dix ans (comme il l’assurait souvent), demeurant dans, une autre solitude, il lui vint en pensée que nul autre que lui n’avait passé dans le désert la vie d’un parfait et véritable solitaire ; mais lorsqu’il dormait, il lui fut, la nuit, révélé en songe qu’il y en avait un autre, plus avant dans le désert, meilleur que lui, et qu’il se devait hâter d’aller voir. » Saint Jérôme, « Vie de saint Paul Ermite », dans Œuvres de saint Jérôme, publiées par M. Benoît Matouges, sous la Direction de M. L. Aimé-Martin, Paris, Auguste Desrez, Imprimeur-éditeur, Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50, 1838. |
8↑ | « Dès la pointe du jour ce vénérable vieillard, soutenant son corps faible et exténué avec un bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait ; et déjà le, soleil arrivé à son midi, avait échauffé l’air de telle sorte qu’il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins il se pût résoudre à différer son voyage, disant en lui-même : ‘Je me confie en mon Dieu, et ne doute point qu’il ne me fasse voir son serviteur ainsi qu’il me l’a promis.’ » Saint Jérôme, « Vie de saint Paul Ermite », op. cit. |
9↑ | « […] il vit un homme qui avait en partie le corps d’un cheval, et était comme ceux que les poètes nomment hippocentaures. Aussitôt qu’il l’eut aperçu, il arma son front du signe salutaire de la croix et lui cria : ’Holà ! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ?’ Alors ce monstre, marmonnant je ne sais quoi de barbare et entrecoupant plutôt ses paroles qu’il ne les proférait distinctement, s’efforça de faire sortir une voix douce de ses lèvres toutes hérissées de poil et, étendant sa main droite, lui montra le chemin tant désiré ; puis en fuyant il traversa avec une incroyable vitesse toute une grande campagne, et s’évanouit devant les yeux de celui qu’il avait rempli d’étonnement. Quant à savoir si le diable pour épouvanter le saint avait pris cette figure ou si ces déserts si fertiles en monstres avaient produit celui-ci, je ne saurais en rien assurer. » Ibid. |
10↑ | « Antoine, pensant tout étonné à ce qu’il venait de voir, ne laissa pas de continuer son chemin ; et à peine avait-il commencé à marcher qu’il aperçut dans un vallon pierreux un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours, comme un vaillant soldat de Jésus-Christ, aux armes de la foi et de l’espérance ; mais cet animal, pour gage de son affection, lui offrit des dattes pour le nourrir durant son voyage. Le saint s’arrêta et lui demanda qui il était. Il répondit : ‘Je suis mortel et l’un des habitants des déserts que les païens, qui se laissent emporter à tant de diverses erreurs, adorent sous le nom de Faunes, de Satyres et d’Incubes. Je suis envoyé vers vous comme ambassadeur par ceux de mon espèce, et nous Vous supplions tous de prier pour nous celui qui est également notre Dieu, lequel nous avons su être venu pour le salut du monde, et dont le nom et la réputation se sont répandus par toute la terre.’ A ces paroles, ce sage vieillard et cet heureux pèlerin trempa son visage des larmes que l’excès de sa joie lui faisait répandre en abondance, et qui étaient des marques évidentes de ce qui se passait dans son coeur ; car il se réjouissait de la gloire de Jésus-Christ et de la destruction de celle du diable, et admirait en même temps comment il avait pu entendre le langage de cet animal et être entendu de lui. En cet état, frappant la terre de son bâton, il disait : ‘Malheur à toi, Alexandrie, qui adores des monstres en qualité de dieux ! malheur à toi, ville adultère qui es devenue la retraite des démons répandus en toutes les parties du monde. De quelle sorte t’excuseras-tu maintenant ? Les bêtes parlent des grandeurs de Jésus-Christ, et tu rends à des bêtes les honneurs et les hommages qui ne sont dus qu’à Dieu seul !’ A peine avait-il achevé ces paroles que cet animal si léger s’enfuit avec autant de vitesse que s’il avait eu des ailes. Et s’il se trouve quelqu’un à qui cela semble si incroyable qu’il fasse difficulté d’y ajouter foi, il en pourra voir un exemple dont tout le monde a été témoin et qui est arrivé sous le règne. de Constance ; car un homme de cette sorte, ayant été mené vivant à Alexandrie, fut vu avec admiration de tout le peuple ; et, étant mort, son corps, après avoir été salé de crainte que la chaleur de l’été ne le corrompit, fut porté à Antioche pour le faire voir à l’empereur. » Ibid. |
11↑ | « Mais, pour revenir à mon discours, Antoine, continuant à marcher dans le chemin où il s’était engagé, ne considérait autre chose que la piste des bêtes sauvages et la vaste solitude de ce désert, sans savoir ce qu’il devait faire ni de quel côté il devait tourner. Déjà le second jour était passé depuis qu’il était parti, et il en restait encore un troisième afin qu’il acquit par cette épreuve une entière confiance de ne pouvoir être abandonné de Jésus-Christ. Il employa toute cette seconde nuit en oraisons, et à peine le jour commençait à poindre qu’il aperçut de loin une louve qui, toute haletante de soif, se coulait le long du pied de la montagne. Il la suivit des yeux et, lorsqu’elle fut fort éloignée, s’étant approché de la caverne et voulant regarder dedans, sa curiosité lui fut inutile, à cause due son obscurité était si grande que ses yeux ne la pouvaient pénétrer ; mais, comme dit l’Écriture, ‘le parfait amour bannissant la crainte’, après s’être un peu arrêté et avoir repris haleine, ce saint et habile espion entra dans cet antre en s’avançant peu à peu et s’arrêtant souvent pour écouter s’il n’entendrait point de bruit. Enfin, à travers l’horreur de ces épaisses ténèbres, il aperçut de la lumière assez loin de là. Alors, redoublant ses pas et marchant sur des cailloux, il fit du bruit. Paul l’ayant entendu, il tira sur lui sa porte qui était ouverte, et la ferma au verrou. » Ibid. |
12↑ | « Antoine, se jetant contre terre sur le seuil de la porte, y demeura jusqu’à l’heure de sexte et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir et lui disant : « Vous savez qui je suis, d’où je viens, et le sujet qui m’amène. J’avoue que je ne suis pas digne de vous voir, mais je ne partirai néanmoins jamais d’ici jusqu’à ce que j’aie reçu ce bonheur. Est-il possible que, ne refusant pas aux bêtes l’entrée de votre caverne, vous la refusiez aux hommes ? Je vous ai cherché, je vous ai trouvé ; et je frappe à votre porte afin qu’elle me soit ouverte : que si je ne puis obtenir cette grâce, je suis résolu de mourir en la demandant ; et j’espère qu’au moins vous aurez assez de charité pour m’ensevelir.’ ‘Personne ne supplie en menaçant et ne mêle des injures avec des larmes’, lui répondit Paul, ‘vous étonnez-vous donc si je ne veux pas vous recevoir, puisque vous dites n’être venu ici que pour mourir ?’ Ainsi Paul en souriant lui ouvrit la porte ; et alors, s’étant embrassés à diverses fois, ils se saluèrent et se nommèrent tous deux par leurs propres noms. Ils rendirent ensemble grâces à Dieu ; et, après s’être donné le saint baiser, Paul, s’étant assis auprès d’Antoine, lui parla en cette sorte : ‘Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et dont le corps flétri de vieillesse est couvert par des cheveux blancs tout pleins de crasse ; voici cet homme qui est sur le point d’être réduit en poussière ; mais, puisque la charité ne trouve rien de difficile, dites-moi, je vous supplie, comment va le monde : fait-on de nouveaux bâtiments dans les anciennes villes ? qui est celui qui règne aujourd’hui ? et se trouve-t-il encore des hommes si aveuglés d’erreur que d’adorer les démons ?’ » Ibid. |
13↑ | « Comme ils s’entretenaient de la sorte, ils virent un corbeau qui, après s’être reposé sur une branche d’arbre, vint de là, en volant tout doucement, apporter à terre devant eux un pain tout entier. Aussitôt qu’il fut parti Paul commença à dire : ‘Voyez, je vous supplie, comme Dieu, véritablement tout bon et tout miséricordieux, nous a envoyé à dîner. Il y a déjà soixante ans que je reçois chaque jour de cette sorte une moitié de pain ; mais depuis que vous êtes arrivé Jésus-Christ a redoublé ma portion, pour faire voir par là le soin qu’il daigne prendre de ceux qui, en qualité de ses soldats, combattent pour son service.’ » Ibid. |
14↑ | « Ensuite, ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s’assirent sur le bord d’une fontaine aussi claire que du cristal, et voulant se déférer l’un à l’autre l’honneur de rompre le pain, cette dispute dura quasi jusqu’à vêpres, Paul insistant sur ce que l’hospitalité et la coutume l’obligeaient à cette civilité, et Antoine la refusant à cause de l’avantage que l’âge de Paul lui donnait sur lui. Enfin ils résolurent que chacun de son côté, prenant le pain et le tirant à soi, en retiendrait la portion qui lui demeurerait entre les mains. Après, en se baissant sur la fontaine et mettant leur bouche sur l’eau, ils en burent chacun un peu, et puis, offrant à Dieu un sacrifice de louanges, ils passèrent toute la nuit en prières. » Ibid. |
15↑ | « Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : « Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert ; il y a longtemps que Dieu m’avait promis que vous emploieriez comme moi votre vie à son service ; mais parce que l’heure de mon heureux sommeil est arrivé, et qu’ayant toujours désiré avec ardeur d’être délivré de ce corps mortel pour m’unir à Jésus-Christ, il ne me reste plus, après avoir achevé ma course, que de recevoir la couronne de justice, notre Seigneur vous a envoyé pour couvrir de terre ce pauvre corps, ou, pour mieux dire, pour rendre la terre à la terre.’ » Ibid. |
16↑ | « A ces paroles Antoine, fondant en pleurs et jetant mille soupirs, le conjurait de ne le point abandonner et de demander à Dieu qu’il lui tint compagnie en ce voyage; à quoi il lui répondit : ‘Vous ne devez pas désirer ce qui vous est plus avantageux, mais ce qui est plus utile à votre prochain : il n’y a point de doute que ce ne vous fût un extrême bonheur d’être déchargé du fardeau ennuyeux de cette chair pour suivre l’agneau sans tache, mais il importe au bien de vos frères d’être encore instruits par votre exemple. Ainsi, si ce ne vous est point trop d’incommodité, je vous supplie d’aller quérir le manteau que l’évêque Athanase vous donna, et de me l’apporter pour m’ensevelir.’ Or si le bienheureux Paul lui faisait cette prière, ce n’est pas qu’il se souciât beaucoup que son corps fût plutôt enseveli que de demeurer nu, puisqu’il devait être réduit en pourriture, lui qui depuis tant d’années n’était revêtu que de feuilles de palmier entrelacées, mais afin que, Antoine étant éloigné de lui, il ressentit avec moins de violence l’extrême douleur qu’il recevrait de sa mort. » Ibid. Hieronymus, Vita S. Pauli Monachi Thebaei, in Bazyli Degórski (ed.), Edizione critica della « Vita Sancti Pauli Primi Eremitae » di Girolamo, Rome, Institutum Patristicum “Augustinianum”, 1987 ; trad. ital. : Bazyli Degórski (éd.), San Girolamo. Vite degli eremiti : Paolo, Ilarione, Malco (Collana di Testi Patristici, 126), Rome, Città Nuova Editrice, 1996, pp. 63-89, 20. |
17↑ | « […] il voit parmi des cohortes angéliques, parmi les chœurs des prophètes et des apôtres, Paul tout éclatant d’une blancheur de neige s’élever dans les hauteurs. » Jérôme, Trois vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion), texte critique par Edgardo M. Morales, traduction par Pierre Leclerc, Paris, Les éditions du Cerf, 2007, pp. 174-175. |
18↑ | « E intrando in della spelonca, trovoe quel santissimo corpo star ginocchioni colle mani giunte e colli occhi velso ’l cielo e parea che orasse. Unde Antonio immaginandosi ch’ancor fusse vivo e orasse, puosesi ine presso e con silentio orava ; ma non sentendo come solea Paulo sospirare quando orava, e vedendo che nullo avea movimento, cognobbe per certo ch’era passato ; e che avendo Paulo, in oratione stando, lo spirto mandato a Dio, lo corpo era così rimaso inflexibile. » (« Et entrant dans la caverne, il y trouva ce très saint corps se tenant sur ses genoux avec les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel, paraissant en prière. Alors Antoine, s’imaginant qu’il était encore vivant et qu’il priait, s’installa à ses côté et pria en silence. Mais comme il n’entendait pas Paul soupirer alors qu’il priait, comme il le faisait d’habitude, et voyant qu’il ne faisait nul mouvement, il comprit qu’il était mort ; et que Paul étant en oraison alors que son esprit était allé vers Dieu, son corps était demeuré dans cette position. » Domenico Cavalca, Vite dei santi Padri (Carlo Delcorno éd.), Florence, Edizioni del Galluzzo, 2009, p. 521. |
19↑ | « Antoine fut rempli d’un merveilleux étonnement de ce qu’il lui venait de dire de saint Athanase et du manteau qu’il lui avait donné ; et, comme s’il eût vu Jésus-Christ dans Paul et adorant Dieu résidant dans son coeur, il n’osa plus lui rien répliquer ; mais, pleurant sans dire une seule parole, après lui avoir baisé les yeux et les mains, il partit pour s’en retourner à son monastère […] ; et, bien que son esprit fit faire à son corps affaibli de jeûnes et cassé de vieillesse une diligence beaucoup plus grande que son âge ne le pouvait permettre, il s’accusait néanmoins de marcher trop lentement. Enfin après avoir achevé ce long chemin, il arriva tout fatigué et tout hors d’haleine à son monastère.
« Deux de ses disciples qui le servaient depuis plusieurs années ayant couru au-devant de lui et lui disant : ‘Mon père, où avez-vous demeuré si longtemps ?’, il leur répondit : ‘Malheur à moi, misérable pécheur, qui porte si indignement le nom de solitaire ! J’ai vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, et, pour parler selon la vérité, j’ai vu Paul dans un paradis.’ Sans en dire davantage et en se frappant la poitrine, il tira le manteau de sa cellule ; et ses disciples le suppliant de les informer plus particulièrement de ce que c’était, il leur répondit : ‘Il y a temps de parler et temps de se taire’ ; et sortant ainsi de la maison sans prendre aucune nourriture, il s’en retourna par le même chemin qu’il était venu, ayant le cœur tout rempli de Paul, brûlant d’ardeur de le voir et l’ayant toujours devant les yeux et dans l’esprit, parce qu’il craignait, ainsi qu’il arriva, qu’il ne rendit son âme à Dieu durant son absence. « Le lendemain au point du jour, lorsqu’il y avait déjà trois heures qu’il était en chemin, il vit au milieu des troupes des anges et entre les chœurs des prophètes et des apôtres Paul, tout éclatant d’une blancheur pure et lumineuse, monter dans le ciel. Soudain, se jetant le visage contre terre, il se couvrit la tête de sable et s’écria en pleurant : ‘Paul, pourquoi m’abandonnez-vous ainsi ? pourquoi partez-vous sans me donner le loisir de vous dire adieu ? Vous ayant connu si tard, faut-il que vous me quittiez si tôt ?’ « Le bienheureux Antoine contait, depuis, qu’il acheva avec tant de vitesse ce qui lui restait de chemin, qu’il semblait qu’il eût des ailes, et non sans sujet puisque, étant entré dans la caverne, il y vit le corps mort du saint qui avait les genoux en terre, la tête levée et les mains étendues vers le ciel. Il crut d’abord qu’il était vivant et qu’il priait, et se mit de son côté en prières ; mais, ne l’entendant point soupirer ainsi qu’il avait coutume de le faire en priant, il s’alla jeter à son cou pour lui donner un triste baiser, et reconnut que par une posture si dévote le corps de ce saint homme, tout mort qu’il était, priait encore Dieu auquel toutes choses sont vivantes. « Ayant roulé et tiré ce corps dehors, et chanté des hymnes et des psaumes selon la tradition de l’Eglise catholique, il était fort fâché de n’avoir rien pour fouiller la terre, et pensant et repensant à cela avec inquiétude d’esprit, il disait : ‘Si je retourne au monastère il me faut trois jours pour revenir, et si je demeure ici, je n’avancerai rien : il vaut donc beaucoup mieux que je meure et que, suivant votre vaillant soldat, ô Jésus-Christ, mon cher maître, je rende auprès de lui les derniers soupirs.’ Comme il parlait ainsi en lui-même, voici deux lions qui, sortant en courant du fond du désert, faisaient flotter leurs longs crins dessus le cou. Ils lui donnèrent d’abord de la frayeur mais, élevant son esprit à Dieu, il demeura aussi, tranquille que s’ils eussent été dés colombes. lis vinrent droit au corps du bienheureux vieillard, et, s’arrêtant là et le flattant avec leurs queues, ils se couchèrent à ses pieds, puis jetèrent de grands rugissements pour lui témoigner qu’ils le pleuraient en la manière qu’ils le pouvaient. Ils commencèrent ensuite à gratter la terre avec leurs ongles, en un lieu assez proche de là, et jetant à l’envi le sable de côté et d’autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d’un homme ; et aussitôt après, comme s’ils eussent demandé récompense de leur travail, ils vinrent, en remuant les oreilles et la tête basse, vers Antoine, et lui léchaient les pieds et les mains. Il reconnut qu’ils lui demandaient sa bénédiction, et soudain, rendant des louanges infinies à Jésus-Christ de ce que même les animaux irraisonnables avaient quelque sentiment de la divinité, il dit : ‘Seigneur, sans la volonté duquel il ne tombe pas même une seule feuille des arbres et le moindre oiseau ne perd la vie, donnez à ces lions ce que vous savez leur être nécessaire’ ; et après, leur faisant signe de la main, il leur commanda de s’en aller. « Lorsqu’ils furent partis il courba ses épaules affaiblies par la vieillesse sous le fardeau de ce saint corps, et, l’ayant porté dans la fosse, jeta du sable dessus pour l’enterrer selon la coutume de l’Eglise. Le jour suivant étant venu, ce pieux héritier, ne voulant rien perdre de la succession de celui qui était mort sans faire de testament, prit pour soi la tunique qu’il avait tissue de ses propres mains avec des feuilles de palmier, en la même sorte qu’on fait des paniers d’osier, et retournant ainsi à son monastère, il conta particulièrement à ses disciples tout ce qui lui était arrivé ; et aux jours solennels de Pâques et de la Pentecôte il se revêtait toujours de la tunique du bienheureux Paul. » Saint Jérôme, « Vie de saint Paul Ermite », op. cit. |
20↑ | Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strelke, Painting in Renaissance. Siena (catalogue d’exposition). New-York, The Metropolitan Museum of Art, 1988, p.123. |
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