Niccolò di Ser Sozzo e Luca di Tommè, « La Madonna in trono col Bambino e sette Angeli »

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Niccolò di Ser Sozzo (documenté de 1334 à 1363) et Luca di Tommé (actif à Sienne de 1336 à 1389)

La Madonna in trono col Bambino e sette Angeli (Vierge à l’Enfant et sept anges), signé et daté 1362.

Tempéra et or sur panneau (polyptyque), 191 x 297 cm.

Inscriptions :

  • sur le cadre du compartiment central, on peut lire la double signature et la date : «  NICCHOLAUS DI SER SOCII ET LUCAS TOMAS DE SENIS HOC OPUS PINSERUNT ANNI MCCCLXII » [1]« Niccolò di Ser Sozzo et Luca di Tommé de Sienne peignirent cette œuvre en l’an 1353. »
  • sur le cartouche tenu par Jean Baptiste (fig. 1) : « ECCE ANGNUS D(EI) ECCE QUI TOLLIS PE … » [2]« Ecce agnus dei, ecce qui tollit pe[ccata mundi]. » (« Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève [le péché du monde.] Évangile selon Jean (Jn 1, 29). Par la formule “Agneau de Dieu”, c’est le Christ, bien entendu, qui est désigné.
  • sur la base du cadre du polyptyque, subsiste le nom de Thomas (fig. 2) ; les noms des autres saints, qui devaient également être lisibles, ont tous disparu.
  • sur le cartouche tenu par le Christ (fig. 3) : « EGO SUM VIA V … » [3]« [… dicit ei Iesus] ego sum via et veritas et vita nemo venit ad Patrem nisi per me » (« [Jésus leur dit :] Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. ») Évangile selon Jean (Jn 14, 6).
  • sur le livre tenu par Benoit (fig. 4) : « Clamat a nobis scriptura fratres dicens : Omnis qui se exaltat humiliabitur et qui se humiliat exaltabitur. Unde fratres si summae volumus humilitatis culmen attingere et ad exaltationem iliam celestem ad aquam per presentis vitae humilitatem adscenditur volumus velociter pervenire » [4]« La divine Ecriture, mes frères, nous crie : Quiconque s’élève sera humilié, et qui s’humilie sera élevé. (Lc 14, 11 ; Lc 18, 14 ; Mt 23, 12). En parlant ainsi, les Écritures nous montrent que tout élèvement est une espèce d’orgueil ; et c’est ce dont le Prophète déclare se garder, lorsqu’il dit : Seigneur, mon … Poursuivre

Provenance : Église de San Tommaso degli Umiliati, Sienne (?). [5]Dans cette église, détruite, ainsi que le couvent bénédictin auquel elle appartenait, lors des restructurations effectuées dans ce quartier à la fin du XIXe siècle, le maître-autel était dédié à saint Thomas.

Sienne, Pinacoteca Nazionale.

Luca di Tommé et Niccolo di Ser Sozzo, deux des peintres ayant le plus contribué à inscrire dans la durée l’héritage artistique des fondateurs de l’école siennoise que furent Duccio di Buoninsegna, Simone Martini et les deux frères Lorenzetti, Ambrogio et surtout, dans le cas présent, Pietro, ont signé conjointement le présent polyptyque sur son bord inférieur, en 1362 [6]Voir note 1.. Ce mode de travail n’est pas rare au cours de la seconde moitié du XIVe siècle où l’on voit nombre de peintres bien établis collaborer afin de mieux satisfaire à la quantité particulièrement importante de commandes provenant aussi bien des sphères publiques que privées. 

La Vierge est représentée en majesté, assise sur un trône. C’est précisément cette caractéristique qui lui vaut cette dénomination. Portant sur ses genoux son Fils debout, elle assène un regard interrogateur, pour ne pas dire réprobateur, vers un destinataire invisible qui n’est autre que le spectateur. Son corps accablé d’une langueur mélancolique semble s’affaisser – et avec quelle grâce ! quelle élégance ! – sur le siège que dissimule en grande partie l’épais manteau dont elle est revêtue ainsi que le drap d’honneur qui recouvre le dossier. Dans sa lassitude, elle laisse son bras droit reposer sur sa jambe et sa main semble inerte dans le creux du somptueux manteau bleu. L’Enfant, quant à lui, se tient droit debout (sans l’aide de sa Mère !). Son attitude, cependant, ne parvient pas à effacer une même lassitude ; comme résigné l’Enfant soulève à peine la main droite pour esquisser un geste de bénédiction, comme si le poids de la destinée humaine qui est dorénavant la sienne lui semblait, à cet instant précis, trop lourd.

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Le compartiment central (fig. 1) est un chef-d’œuvre de style et de poésie qui s’exprime, comme souligné précédemment, à travers les expressions et les attitudes respectives des personnages, en particulier des deux acteurs principaux (il faudrait aussi évoquer la gravité des anges et la compassion imprimée sur leurs visages et leurs gestes par la scène dont ils sont les témoins). C’est aussi, et l’un ne va pas sans l’autre, un chef-d’œuvre de style. La plus grande part du fond d’or, comme du drap d’honneur qui dissimule le dossier du trône gothique, est travaillée selon une technique qui donne à la précieuse surface l’apparence d’une somptueuse et délicate broderie, et lui confère, en même temps qu’une luminosité si particulière, une préciosité sans pareille. Le plus beau demeure cependant la merveilleuse délicatesse du dessin qui culmine dans le tracé sinueux, fluide, musical des bordures du manteau bleu de la Vierge qui descendent en ondoyant le long de sa silhouette avant de venir se perdre dans la masse mouvante des plis devenus lourds, lesquels rejaillissent délicatement une dernière fois en touchant le sol. Les extrémités visibles des bras du trône eux-mêmes semblent se faire l’écho de ce mouvement. Cet ensemble de lignes sinueuses au mouvement balancé forme un contraste frappant avec le petit corps du divin garçonnet qui se tient droit comme un point d’exclamation sur le genou de sa Mère, figure silencieuse et solitaire d’un cri aussi inaudible qu’il est rendu visible.

Avant d’évoquer les quatre figures de saints représentés dans les volets latéraux, il importe de souligner à quel point, dans l’ensemble des panneaux du présent polyptyque, les peintres, sur le chemin de la Renaissance et dans leur tentative d’imitation de la nature ont conquis une remarquable capacité à figurer la corporéité même du corps humain, de ses formes, de ses volumes et de son poids. Alors que le but essentiel de l’image peinte est de relater des histoires, principalement religieuses, c’est le corps ayant acquis une présence exceptionnelle qui assume à lui seul la narration. Le paysage, de même que les éléments d’importance secondaire servent encore, et seulement, de toile de fond aux principaux événements du récit. Cela changera peu à peu avec les générations suivantes. Mais ce que l’image gagnera progressivement en réalisme et en exactitude devra être examiné à l’aune de ce qu’elle perdra dans le registre de la poésie et du merveilleux qui accompagne la figuration de la légende. Fort heureusement, les peintres siennois, fidèles à leurs traditions, dans ce domaine comme dans d’autres, avanceront avec circonspection dans cette voie. Leur amour sans limite pour la splendeur des fonds d’or et des surfaces précieusement ornées de fins motifs gravés et travaillés avec les outils de l’orfèvrerie contribuera un certain temps encore à freiner les avancées venues de Florence, sans jamais cependant les ignorer.

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La présence de Thomas [7]La tradition iconographique représente le saint portant une épée ou une lance, en référence à son martyre. immédiatement à la droite de la scène principale (fig. 3), position traditionnellement interprétée comme la « place d’honneur », s’explique par la dévotion au saint, à qui le maître-autel de l’église d’origine était dédié. À la figure du saint venaient s’ajouter, à l’origine, quatre des cinq compartiments de la prédelle du polyptyque aujourd’hui démembré. Ces derniers représentent divers épisodes de la Légende de Thomas selon Jacques de Voragine (voir note 7). Le nombre important des panneaux consacrés au saint, ainsi que la place de sa figure en pieds à la droite de celle de la Vierge donne lieu de penser que le retable était destiné à une église ou à une chapelle dédiée à l’Apôtre incrédule.

À la droite de Thomas se trouve Jean (fig. 2), le Baptiste, dont la figure d’ermite hirsute est liée à la présence, non loin, de celle de l’Enfant-Jésus à qu’il sera chargé de donner le baptême à l’âge adulte. Comme à son habitude en pareil contexte, il annonce ici la nouvelle.

Benoît (fig. 4) est représenté en tant que chef d’Ordre, tenant à la main un livre ouvert sur lequel on peut lire un fragment de la Règle (voir note 4), ce qui confirme l’appartenance bénédictine probable de l’église à laquelle était destiné le retable.

Bien que les pierres de sa lapidation soient ici omises, la figure d’Etienne (fig. 5), placée à l’extrémité droite du retable, est parfaitement identifiable grâce aux attributs symboliques qui sont ceux du jeune diacre : son éternelle jeunesse, la dalmatique dont il est revêtu, la palme du martyre et le livre des Écritures Saintes.

Reconstitution du retable

Les cinq panneaux de la prédelle sont actuellement répartis entre la collection de la National Gallery of Scotland, Edimbourg, qui conserve les quatre compartiments figurant des scènes, très populaires au XIVe s., de l’Histoire légendaire de Thomas telle que racontée, au grand dam de saint Augustin, par Jacques de Voragine [8]On peut lire dans La Légende dorée l’histoire parfaitement légendaire de l’apôtre Thomas détaillée, comme toujours, avec un souci pointilleux que l’on pourrait juger rébarbatif s’il n’était pas constitutif du merveilleux presque enfantin qui caractérise un récit que l’on a pu dire “rempli de fables puériles et ridicules” (tels sont les mots employés au … Poursuivre, son voyage en mer vers l’Inde, la fondation d’une église chrétienne, l’un de ses miracles et, pour conclure, son martyre, et celle du Musée du Vatican qui possède le compartiment central représentant la Crucifixion.

Alors que la critique est divisée sur le rôle respectif des deux peintres dans la conception et l’exécution du panneau central du polyptyque, la réalisation de la prédelle est généralement attribuée à Luca di Tommè.

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  • Cristo ordina a san Tommaso di partire per l’India (Le Christ ordonne à saint Thomas de partir pour l’Inde) : Le roi des Indes Gondoforus a mandaté en Judée un messager pour qu’il fasse venir auprès de lui un architecte capable de construire un palais royal. L’émissaire du roi est accueilli à Césarée par le Christ qui lui présente Thomas en lui assurant qu’il est fort expert dans cet art. Le Christ ordonne à Thomas, d’abord réticent, de partir remplir cette mission auprès du roi.
  • San Tommaso al banchetto di nozze della figlia del re ad Andrapolis (Saint Thomas au banquet de noces de la fille du roi à Andrapolis) : En route vers les Indes, lors d’un banquet royal, Thomas est frappé par le majordome qui jugeait le saint coupable d’indifférence car il ne mangeait ni ne buvait, et regardait obstinément vers le ciel. Dans l’image, on voit, sous la table, un chien noir tenir dans sa gueule une main : c’est celle de l’échanson, qu’un lion a déchiqueté par l’intercession du saint (celui-ci a préféré lui administrer une peine de brève durée plutôt que de lui laisser risquer son salut éternel).
  • San Tommaso resuscita il fratello re Gundaforo – Battesimo di Gundaforo (Saint Thomas ressuscite le frère du roi Gondoforus – Baptème de frère du roi Gondoforus) : Thomas a été jeté en prison par Gondoforus pour avoir distribué aux pauvres le trésor qu’il lui avait confié afin de construire un palais. Dans l’œuvre, un même édifice cubique permet de localiser deux scènes successives : Thomas, en prison, ressuscite le frère du roi ; on le voit ensuite sortir de prison grâce à l’intervention de celui-ci. Enfin, à droite de la prison, Thomas baptise Gondoforus devenu reconnaissant envers le saint qui a sauvé son frère Gad.
  • San Tommaso è ucciso dal sacerdote indiano (Saint Thomas est tué par le prêtre indien) : Thomas a converti la femme de Gondafolus ainsi que celle de son cousin. Le roi ordonne au saint de ramener les deux femmes à leurs maris et en signe de soumission, de se prosterner lui-aussi devant les idoles païennes. Le saint, au centre du panneau, ordonne au démon qui se loge dans les idoles de les briser au sol. C’est ce que l’on voit dans la partie gauche du panneau. Révolté par ce geste, le grand prêtre, que l’on voit à droite, enfonce traîtreusement un poignard dans le dos de l’apôtre.
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  • Crocifissione di Cristo (Crucifixion du Christ) : au centre de la prédelle, la narration de la légende de saint Thomas s’interrompt pour laisser la place d’honneur à la scène de la Crucifixion (fig. 10) : dans un espace rectangulaire à peine moins petit que celui des quatre autres compartiments dont les contours quadrilobés rendent la composition complexe, l’essentiel du drame est dit avec une remarquable économie de moyens, la narration étant le fait d’un petit nombre de personnages figurés : au centre, le Christ sur la croix est entouré de la Vierge, sur sa droite, et de Jean sur sa gauche. Plus à l’extérieur, à l’avant de deux montagnes dont les pentes servent à mettre en valeur la présence du Dieu Crucifié, les deux groupes, celui des légionnaires romains précédés par le porte-lance Longin et celui des membres du Sanhédrin, duquel se détache l’un de ses chefs, peut-être celui dans la bouche duquel Luc place l’apostrophe « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! », se font face.

Notes

Notes
1 « Niccolò di Ser Sozzo et Luca di Tommé de Sienne peignirent cette œuvre en l’an 1353. »
2 « Ecce agnus dei, ecce qui tollit pe[ccata mundi]. » (« Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève [le péché du monde.] Évangile selon Jean (Jn 1, 29). Par la formule “Agneau de Dieu”, c’est le Christ, bien entendu, qui est désigné.
3 « [… dicit ei Iesus] ego sum via et veritas et vita nemo venit ad Patrem nisi per me » (« [Jésus leur dit :] Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. ») Évangile selon Jean (Jn 14, 6).
4 « La divine Ecriture, mes frères, nous crie : Quiconque s’élève sera humilié, et qui s’humilie sera élevé. (Lc 14, 11 ; Lc 18, 14 ; Mt 23, 12). En parlant ainsi, les Écritures nous montrent que tout élèvement est une espèce d’orgueil ; et c’est ce dont le Prophète déclare se garder, lorsqu’il dit : Seigneur, mon coeur ne s’est point élevé et mes yeux ne se sont point levés : je n’ai point marché dans les grandeurs ni dans des merveilles au-dessus de moi. » (Psaumes 130, 1‑2). « Mais que m’arriverait-il si je n’avais pas eu d’humbles sentiments, si je n’avais élevé mon âme ? Tu me traiterais comme l’enfant qu’on enlève du sein de sa mère. » Psaumes (Ps 130, 1‑2). Extrait du De Humilitate (Règle de l’Ordre Bénédictin, VII).
5 Dans cette église, détruite, ainsi que le couvent bénédictin auquel elle appartenait, lors des restructurations effectuées dans ce quartier à la fin du XIXe siècle, le maître-autel était dédié à saint Thomas.
6 Voir note 1.
7 La tradition iconographique représente le saint portant une épée ou une lance, en référence à son martyre.
8 On peut lire dans La Légende dorée l’histoire parfaitement légendaire de l’apôtre Thomas détaillée, comme toujours, avec un souci pointilleux que l’on pourrait juger rébarbatif s’il n’était pas constitutif du merveilleux presque enfantin qui caractérise un récit que l’on a pu dire “rempli de fables puériles et ridicules” (tels sont les mots employés au XVIIIe s. par un capucin de Mouzon, dans les Ardennes, annotant un exemplaire de la Légende dorée dans une édition lyonnaise de 1486 appartenant au couvent ; l’anecdote est rapportée par Alain Bourreau dans l’introduction de l’édition utilisée présentement). C’est de cette même histoire légendaire reprise par Voragine que saint Augustin a fait une critique acerbe sans toutefois, curieusement, la rejeter tout-à-fait. Il est vrai que la légende, véritable conte de fées, ne néglige aucune anecdote, comme si ces dernières étaient destinées à renforcer davantage encore la croyance d’un lecteur pourtant bien disposé à cet égard. Voici, presque in extenso, ce long texte éclairant, qui risque néanmoins de rebuter : « L’apôtre Thomas se trouvait à Césarée quand le Seigneur lui apparut en lui disant : ‘Gondoforus, roi des Indes, a envoyé son prévôt Abanès afin de trouver un homme habile dans l’art de l’architecture. Pars et je t’enverrai à lui.’ Thomas répondit : ‘Envoie-moi où tu veux, sauf en Inde.’ Le Seigneur lui dit : ‘Va en toute sécurité, car je serai ton gardien ; et quand tu auras converti les habitants de l’Inde, tu me reviendras avec la palme du martyre.’ Thomas dit : ‘Tu es mon Seigneur et je suis ton serviteur. Ta volonté sera faite.’ Le prévot se promenait au marché quand le Seigneur lui dit : ‘Que cherches-tu à te procurer jeune homme ?’ L’autre lui répondit : ‘Mon maître m’a envoyé pour embaucher des hommes habiles dans les arts de l’architecture afin de lui construire un palais dans le style romain.’ Alors le Seigneur lui présenta Thomas en lui assurant qu’il était fort expert dans cet art.

« Les deux hommes naviguèrent jusqu’à une ville où le roi célébrait les noces de sa fille. Il avait ordonné que tout le monde y assistât, sous peine d’offenser le roi. C’est ainsi qu’Abanès et l’apôtre vinrent à la noce. Une jeune juive, une flûte à la main, adressait à chacun un compliment. Elle vit l’apôtre et compris qu’il était juif en observant qu’il ne mangeait pas et gardait les yeux fixés vers le ciel. Elle lui chanta donc ceci en langage hébraïque : ‘Un est le dieu des juifs, qui créa toute chose et installa les océans.’ L’apôtre insista pour lui faire répéter ces mots. Mais un échanson, remarquant qu’il ne mangeait ni ne buvait, mais gardait les yeux fixés vers le ciel, frappa à l’apôtre de Dieu d’un coup à la mâchoire. L’apôtre lui dit : ‘Il est mieux pour toi de recevoir le pardon dans le futur et de subir ici-bas des peines de brève durée. Je ne me lèverai pas de table sans que la main qui m’a frappé ne me soit apportée par des chiens.’ L’échanson sortit alors pour aller chercher de l’eau et là, un lion le tua et but son sang. Des chiens déchirèrent son corps et un chien noir apporta sa main droite en plein milieu du banquet. À cette vue, tous les gens furent saisis de stupeur. La jeune fille leur rapporta ce que l’apôtre avait dit, et, jetant sa flûte, se prosterna à ses pieds. […] »

« Ensuite, à la demande du roi, l’apôtre bénit les époux en disant : ‘Seigneur, donne à ces jeunes gens la bénédiction de ta main droite, et place dans leurs cœurs la semence de la vie.’ Puis l’apôtre les quitta et le jeune marié trouva dans sa main une branche chargée de dattes ; les époux mangèrent de ces fruits et s’endormirent tous deux, et tous deux firent le même rêve : un roi orné de pierres précieuses les tenait embrassés et leur disait : ‘L’apôtre vous a bénis afin que vous partagiez la vie éternelle.’ À leur réveil, ils se racontèrent leur rêve ; et l’apôtre vint les voir en leur disant : ‘Mon roi vous est apparu et m’a envoyé ici, à travers les portes bien closes, afin que ma bénédiction sur vous porte ses fruits et que vous conserviez la pureté du corps, qui est la reine des vertus et le fruit du salut éternel. La virginité est sœur des anges, possession de tous les biens, victoire sur les passions, récompense de la foi, domination sur les démons et assurance des joies éternelles.’ […] Pendant qu’il prononçait ces paroles, deux anges apparurent et leur dirent : ‘Nous sommes les anges délégués à votre protection : si vous observez les recommandations de l’apôtre, nous offrirons toutes vos prières à Dieu.’ Puis l’apôtre les baptisa et leur enseigna diligemment les vérités de la foi. Longtemps après, l’épouse, qui se nommait Pélagie et qui avait pris le voile de la consécration, souffrit le martyre ; l’époux, qui s’appelait Denys, fut ordonné évêque de la cité.

« Ensuite, l’apôtre et Abanès arrivèrent auprès du roi des Indes. L’apôtre fit les plans d’un palais admirable, et le roi, après lui avoir confié un trésor abondant, partit pour une autre province. Mais l’apôtre distribua tout ce trésor aux pauvres. Pendant les deux années où le roi fut absent, l’apôtre se livra à la prédication et convertit de grandes multitudes à la foi. À son retour, le roi apprit ce qu’avait fait Thomas, et le fit jeter, en compagnie d’Abanès, au plus profond d’une prison, en attendant de les faire écorcher et brûler. À ce moment, Gad, le frère du roi, mourut, et on lui prépara un tombeau d’un luxe extrême. Mais, au quatrième jour, celui qui était mort revint à la vie ; tout les gens présents, frappés de stupéfaction, prirent la fuite. Gad dit à son frère : ‘Mon frère, cet homme, que tu te préparais à faire écorcher et brûler est un ami de Dieu et tous les anges lui obéissent. Ces anges m’ont conduit à un palais merveilleux fait d’or, d’argent et de pierres précieuses et, comme j’admirais toute cette beauté, ils m’ont dit : ‘Ceci est le palais que Thomas a fait construire pour ton frère.’ Je leur dis alors : ‘Je voudrais bien être le portier de ce palais.’ Mais ils me dirent : ‘Ton frère s’en est rendu indigne ; si tu veux y séjourner, nous allons demander au Seigneur de te ressusciter : tu pourras le racheter à ton frère et lui rendre ainsi l’argent qu’il croit avoir perdu.’ Après avoir prononcé ces paroles, Gad se précipita vers la prison de l’apôtre, l’implorant de pardonner à son frère, le débarrassa ses chaînes et lui demanda de bien vouloir accepter un vêtement précieux. L’apôtre lui dit : ‘Ignores-tu que ceux qui désirent avoir puissance sur les bien célestes ne se soucient de rien de charnel, de rien de terrestre ?’ L’apôtre sortit alors de sa prison ; le roi vint à sa rencontre et, prosterné à ses pieds, lui demanda pardon. L’apôtre dit : ‘Dieu vous a beaucoup accordé en vous montrant ses secrets. Croisez en Jésus-Christ et faites-vous baptiser, afin de participer au royaume éternel.’ Le frère du roi lui dit : ‘J’ai vu le palais que tu a fait construire pour mon frère et j’ai mérité de pouvoir l’acheter. – Cela dépend de ton frère’, répondit l’apôtre. ‘Ce palais sera à moi, dit le roi ; l’apôtre t’en fera construire un autre. S’il n’y consent, nous le partagerons.’ L’apôtre répondit : ‘Il y a au ciel des palais innombrables, préparés depuis le début des temps ; ils sont achetés au prix de la foi et des aumônes. Vos richesses peuvent vous y précéder, elles ne sauraient vous y suivre.’

« Un mois plus tard, l’apôtre fit rassembler tous les habitants de cette province ; au-devant de cette foule, ils firent placer les malades et les infirmes, et répandit ses prières sur eux. Ceux qui avaient reçu son enseignement répondirent : Amen. Une vive lueur, venant du ciel, coucha à terre aussi bien l’apôtre que les autres pendant une demi-heure, au point que tous crurent périr par la foudre. Thomas se leva alors et dit : ‘Levez-vous ! Mon Seigneur est venu comme la foudre et vous a soignés.’ Tous, guéris, se levèrent et glorifièrent Dieu et son apôtre. Alors, l’apôtre commença à les instruire et à leur montrer les douze degrés des vertus. […] Après cette prédication, neuf mille hommes furent baptisés, sans compter les femmes et les enfants.

« Ensuite, Thomas partit pour l’Inde supérieure, où il s’illustra par d’innombrables miracles. L’apôtre apporta la lumière de la foi à Sintice, amie de Migdonia, qui était l’épouse de Carisius, cousin du roi. Migdonia demanda à Sintice : ‘Penses-tu que je puisse le voir ?’ Alors, sur le conseil de son amie, Migdonia changea d’habits et se mêla aux pauvres femmes pour qui prêchait l’apôtre. L’apôtre avait commence à prêcher sur la misère de cette vie, en disant notamment que la vie ici-bas est misérable, sujette au hasard et si fuyante que, quand on croit la tenir, elle vous glisse entre les doigts et vous échappe. […]

« En entendant la prédication de l’apôtre, Migdonia crut et déserta désormais la couche de son époux. Carisius demanda alors au roi de faire jeter l’apôtre en prison. Migdonia vint trouver Thomas et lui demanda de lui pardonner d’avoir éte jeté en prison par sa faute. Mais il la consola avec bonté et lui assura qu’il accueillait volontiers toutes ces épreuves. Puis Carisius demanda au roi de dépècher la reine auprès de Migdonia sa sœur, afin de tenter de la ramener dans le droit chemin. La reine fut donc envoyée, mais celle qui devait pervertir fut convertie, car, en voyant tous les miracles accomplis par l’apôtre, elle dit : ‘Ils sont maudit par Dieu, ceux qui ne croient pas en ses œuvres !’ Alors l’apôtre donna rapidement à ce qui l’écoutaient trois enseignements : aimer l’Église, honorer les prêtres, et venir écouter assidûment la parole de Dieu. Quand la reine revint, le roi lui demanda : ‘Pourquoi es-tu restée si longtemps ?’ Elle répondit : ‘Je croyais Migdonia folle, alors qu’elle est très sage, et qu’en me conduisant à l’apôtre de Dieu, elle m’a fait connaître la voie de vérité ; ils sont bien fous, ceux qui n’ont pas foi dans le Christ !’ Dès lors, la reine ne voulu plus s’unir au roi. Stupéfié, le roi dit à son cousin : ‘En voulant récupérer ta femme, j’ai perdu la mienne, qui est devenue pire que la tienne !’ Le roi fit lier les mains de l’apôtre et ordonna qu’on le lui amène. Il lui ordonna de ramener les deux femmes à leurs époux. Mais l’apôtre montra […] qu’elles ne devaient pas le faire tant que leurs époux persistaient dans l’erreur. […] Le roi, plein de courroux, fit alors apporter des lames de fer rougies au feu et ordonna à l’apôtre de s’y tenir pieds nus. Mais aussitôt, par l’ordre de Dieu, une source jaillit en ce lieu et refroidit les lames. Puis, sur le conseil de son cousin, le roi fit placer Thomas dans une fournaise ardente ; mais elle se refroidit et, le lendemain, il en ressortit sain et sauf. Carisius dit au roi : ‘Fais-lui offrir un sacrifice au dieu du soleil, afin qu’il encoure la colère de son Dieu qui le protège de ces supplices.’ Mais quand on l’incita au sacrifice, Thomas dit au roi : ‘Tu vaux mieux que ce que tu vas faire, même quand tu négliges le vrai Dieu pour honorer une image ; tu penses que, comme Carisius le dit, Dieu va s’irriter contre moi si j’adore ton dieu. Mais il va plutôt s’irriter contre ton dieu et le mettre à mal. Et c’est bien Lui que j’adore. Si donc, au moment où j’adorerai ton dieu, mon Dieu ne le renverse pas, je lui offrirai un sacrifice. Mais s’il le renverse, alors tu croiras en mon Dieu.’ Le roi répondit : ‘Tu me parles comme à un égal !’ L’apôtre, en langue hébraïque, ordonna donc au démon qui se trouvait dans l’image de briser l’idole dès qu’il aurait fléchi les genoux devant elle. L’apôtre fléchit alors les genoux et dit : ‘Regarde ! J’adore, mais non point cette idole. J’adore, mais non point ce métal. J’adore, mais non point cette image. J’adore mon seigneur Jésus-Christ, au nom duquel je t’ordonne, à toi, le démon qui se cache en cette image, de la détruire.’ Aussitôt, elle se liquéfia comme de la cire. Alors tous les prêtres mugirent ; le grand prêtre du temple leva son épée et en transperça l’apôtre en disant : ‘C’est ainsi que je vais venger l’insulte faite à mon Dieu !’ Le roi et Carisius prirent la fuite en voyant que le peuple voulait venger l’apôtre et brûler vif le grand prêtre. Les chrétiens emportèrent le corps de l’apôtre et l’ensevelirent avec honneur. » Jacques de Voragine, La Légende dorée (1261-1266), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2004, pp. 42-48.