
Domenico di Giacomo di Pace, dit ‘Mecarino’ ou Domenico Beccafumi (Sovicille, v. 1484 ca. – Sienne, 1551)
Cristo al limbo (Le Christ aux limbes), env. 1535.
Huile sur panneau, 395 x 255 cm.
Provenance : Chapelle Marsili, Église de San Francesco, Sienne.
Sienne, Pinacoteca Nazionale.
L’œuvre a été exécutée pour le premier autel situé à droite en entrant dans l’église de San Francesco, où elle était accompagnée d’autres éléments décoratifs dont le Christ ressuscité de Domenico Caffagi, en compagnie duquel elle est à nouveau exposée de nos jours, dans cette même salle. Elle a subi de légers dommages à l’occasion de l’incendie survenu dans l’église en 1655. Acquise par l’Accademia di Belle Arti, elle est naturellement entrée par la suite dans les collections de la Pinacoteca Nazionale. Une restauration exécutée en 1976 a permis de retrouver l’extraordinaire vivacité chromatique qui lui est propre.
L’épisode biblique de la descente du Christ au limbe n’avait, semble-t-il, jamais eu les honneurs du registre principal dans un retable siennois avant le XVIe siècle. Ce constat trouve une explication vraisemblable dans le fait que cet emplacement privilégié était dévolu jusque-là à des sujets prêtant à la contemplation, qui puissent être nettement visibles depuis la nef où se trouvait la foule des fidèles et, de ce fait, apte à servir de support visuel à la méditation. Les scènes illustrant une action se prêtant à la narration étaient préférablement figurées dans les compartiments de la prédelle. Elles y étaient intégrées en vue de figurer des épisodes de la vie ou de la légende de l’une ou de plusieurs des figures sacrées peintes au registre principal, tout en apportant d’indispensables éléments d’informations de type hagiographique. Elles trouvaient également un emplacement parfaitement adapté dans les grands cycles de fresques destinés à orner les parois des sanctuaires.
La narration accède ici à la place d’honneur. Elle le fait à une échelle monumentale et avec un sens dramatique particulièrement remarquable, non sans disséminer quelques réminiscences de l’œuvre de Michel-Ange que Beccafumi a vue à Rome lors du séjour qu’il y a effectué quelques années auparavant.

Le Christ vient de faire brusquement irruption dans la scène, comme l’indique le voile bleu qui couvre en partie sa nudité, et que l’on voit encore agité par le mouvement qui vient de s’achever. Déjà, il a saisi la main d’Adam et l’aide à s’extraire des sombres profondeurs souterraines. Adam est suivi du roi David, dont la couronne se devine à peine, serrant contre lui la lyre qui l’accompagne toujours et au moyen de laquelle on peut l’identifier à coup sûr. Immédiatement derrière David, vêtu de son costume de prophète, il est possible d’identifier Isaïe dont le nom est donné dans la description de la scène que l’on trouve dans l’Evangile de Nicodème. Tout au fond, enfin, on distingue la silhouette de Jean Baptiste, seul à porter l’auréole, pointant du doigt le Christ comme à son habitude.

À gauche, en haut d’un escalier comptant trois marches que vient de descendre le Christ, dans l’encadrement de l’ouverture qui donne accès au limbe, se tient un personnage dans lequel est identifié le bon larron, que l’Evangile de Nicodème nomme Dismas. Appuyé sur la croix, il demeure à distance, visiblement absorbé dans un examen attentif des lieux. Son attitude extrêmement composée, caractéristique du Maniérisme, contribue pour beaucoup à l’étrangeté qui émane du panneau. Il existe une étude de la tête de ce personnage, aujourd’hui conservée à la Pierpont Morgan Library de New-York (fig. 2).

Sous la porte que Jésus a mise à bas pour pénétrer dans les lieux en y arborant l’étendard de la Résurrection, gît la figure du diable, la tête renversée, les yeux exorbités et grimaçant qu’exige l’iconographie de la scène. Ses vilaines griffes noires s’accrochent au panneau de bois dans un effort devenu inutile.
Deux des trois figures du premier plan présentent un caractère exceptionnel : au centre, la puissante figure masculine ressemble à celle d’un prophète directement descendu de la voûte de la Chapelle Sixtine : s’agit-il de la figure allégorique d’un fleuve ? On sait depuis Dante que les cavernes infernales sont également baignées par les eaux du Cocyte et du Phlégéton, et d’autres rivières ou étendues d’eau encore [3].

La seconde figure remarquable peinte au premier plan est, d’une certaine manière, plus étonnante encore, et communique une indicible émotion. Tout d’abord en raison de la manière par laquelle elle semble sortir de nulle part. Où se trouve-t-elle dans l’espace infernal que Beccafumi a cependant représenté avec une cohérence particulière ? Ne serait-ce pas un ajout exécuté in extremis, une correction ultime, un repentir qui laisse une trace visible de son intégration tardive ? Comme si Beccafumi avait voulu ajouter cet extraordinaire visage, au dernier moment. Et quel visage ! Celui d’une âme songeuse et triste, venue résumer à elle seule la patience et l’espoir infinis des Justes dont on apprend qu’ils peuplent le Purgatoire dans l’attente de la Résurrection.

La superposition ordonnée des corps et des visages, la consistance des figures dont l’apparence sculpturale et les attitudes contournées évoquent immanquablement les nus masculins de Michel-Ange, la limpide transparence de l’air, le choix chromatique dominé par les tons vifs et acidulés, la complexité d’une composition spatiale dans laquelle les personnages sont excentrés et regroupés vers la droite de l’œuvre, l’atmosphère dominée par une clarté irréelle et étrange mettant en valeur les musculatures et soulignant les formes, y compris celles, squelettiques, des arbres agrippés aux rochers, toutes ces caractéristiques stylistiques appartiennent en propre au style maniériste singulier, et si reconnaissable, de Domenico Beccafumi.
Une autre belle figure féminine vue dans l’attitude du contrapposto se distingue des autres par son élégance et sa jeunesse : c’est probablement Ève. Avec son allure digne de l’allégorie d’une rivière vue à la manière de Jean Goujon [1], elle joue moins ici un rôle d’actrice de la scène qu’elle ne constitue en soi un objet de contemplation, principe par lequel Beccafumi appose une fois encore sa signature. On retrouve cette figure, presque à l’identique, dans la scène de la Mise à mort de Spurius Maelius peinte par Beccafumi dans la salle du Consistoire à peu près à la même période.
[1] Jean Goujon (Normandie ?, v. 1510 – Bologne ?, v. 1567) : sculpteur et architecte français.
[2] Voir, à titre d’exemple, le cycle de fresques incluant des scènes du Jugement Dernier, de l’Enfer et du Paradis dans l’église de San Lorenzo in Ponte (San Gimignano), ou de Taddeo di Bartolo, dans la Collégiale de cette même ville.
[3] Simon-Joseph Pellegrin, librettiste de l’Hippolyte et Aricie de Jean-Philippe Rameau, dresse une liste exhaustive des eaux souterraines, qu’il place dans la bouche de Pluton lui-même :
« Qu’à servir mon courroux tout l’Enfer se prépare ;
Que l’Averne, que le Ténare,
Le Cocyte, le Phlégéthon,
Par ce qu’ils ont de plus barbare,
Vengent Proserpine et Pluton. »
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