Sano di Pietro, « Polittico di Petronilla » o « Polittico dell’Assunta »

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Sano di Pietro (Sienne, 1405 – 1481)

Polittico di Petronilla, o Polittico dell’Assunta (Polyptyque de Pétronille, ou de l’Assomption), 1478 (daté et signé).

Tempéra sur panneaux, 242 x 268 cm. selon Torriti [1] ; registre principal : 254,7 x 219 cm. ; prédelle : 274,8 x 30 cm. selon Fattorini. [2]

Inscriptions (sur la cadre de la prédelle, en bas) : « SANI PETRI PINXIT + QUESTA TAVOLA A FATA FARE SUORO BATISTA DE BENEDETTO DE NOBILIS DA LITIANO MCCCCLXXVIII »

Provenance : Ancien couvent (démoli) de Santa Petronilla degli Umiliati, Sienne.

Sienne, Pinacoteca Nazionale.

Le Polyptyque de Pétronille est composé de cinq volets reposant sur une prédelle. Le panneau central, consacré à l’Assomption, possède des dimensions supérieures à celles des volets latéraux. A l’origine, deux pilastres latéraux venaient compléter l’ensemble.

Panneau central

  • La Vergine Maria è assunta in cielo in un coro di quattordici Angeli musicanti e osannanti (La Vierge Marie est emportée au ciel dans un choeur de quatorze anges musiciens qui la glorifient)

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Sano di Pietro exploite ici un modèle peint près d’un siècle et demi plus tôt à la Porta Camollia, l’Assunta conçue par Simone Martini, achevée par Sassetta et copiée à de nombreuses reprises dans l’intervalle, et au-delà. Cependant, cette Vierge de l’Annonciation a perdu l’étonnante spatialité ainsi que la grâce que lui avaient conféré Simone et Sassetta. Les anges semblent empilés frontalement sur le plan du panneau, de part et d’autre de la figure centrale vêtue d’une robe de plâtre et, à l’instar de celle-ci, semblent d’une lourdeur peu compatible avec le principe d’une envolée dans les airs.

  • Aux pieds de la Vierge,
    • San Giovanni Battista accompagné de la toute petite figure de la commanditaire de l’œuvre :
    • Suora (Sœur) Battista di Benedetto (de’ nobili di Litiano), vêtue de l’habit des Clarisses
    • San Giovanni Evangelista (Jean l’Evangéliste)

Plutôt que de s’appesantir sur la figure bien terne de la Vierge (dont le riche motif de broderie du manteau semble avoir été répété en plaquant une grille trop rapidement imprimée en à-plat sur le drapé de la robe préalablement peint), il suffit de baisser les yeux vers le saint Jean Baptiste agenouillé à ses pieds pour retrouver la verve de Sano, et son sens du détail bien peint. La peau de bête dont il est vêtu est plus somptueuse que le riche manteau de la Vierge que nous venons de quitter. A sa gauche, plus petite encore pour bien marquer la hiérarchie des personnages et leur importance relative, sur un mode qui parle aux enfants, apparaît celle dont la signature du peintre nous donne le nom : Sœur Battista di Benedetto, fille des nobles de Litiano, ainsi que le proclame l’inscription lisible à ses pieds. Fille de Benedetto di Griffolo, elle est descendante de l’une des maisons de la plus antique noblesse de Sienne. Vêtue du costume de son Ordre (elle est Clarisse), c’est la commanditaire de l’œuvre. À genoux, la sœur en oraison est toute tendue vers celle qu’elle a le privilège de voir de ses propres yeux. Sur la droite, Jean l’Évangéliste fait le pendant avec le Baptiste dont il est l’homonyme.

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Panneaux latéraux

De gauche à droite :

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  • Caterina d’Alessandria (Catherine d’Alexandrie), avec la couronne et l’immanquable roue (fig. 3 et 5)
  • Michele (Michel), l’archange psychopompe [1], portant l’épée et la balance (fig. 3 et 6) ; on notera l’imposant fermoir de sa cape, sur lequel figure le monogramme « IHS »
  • Girolamo (Jérôme), vêtu, de l’habituel habit de cardinal, portant le livre et la plume d’oie (fig. 4 et 7)
  • Petronilla (Pétronille [4]), jeune sainte que la légende considère comme la fille de saint Pierre, identifiable au lys virginal qu’elle tient à la main (fig. 4 et 8)

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Pinacles

  • La Colomba dello Spirito Santo (La Colombe du Saint Esprit), au centre (fig. 1)
  • Un Cherubino (Un Chérubin) dans chacune des deux cuspides intermédiaires (fig. 1)
  • Un Serafino (Un Séraphin) dans chacune des deux cuspides placées aux extrémités (fig. 1)

Prédelle

La prédelle, bien que peinte à la fin déclinante de la carrière du peintre, constitue en soi le fruit d’une autre forme de miracle : Sano réussit une ultime fois à renouveler le charme incomparable avec lequel il est si souvent parvenu, et avec quelle grâce, à traduire dans une forme visible la présence du merveilleux qui est aussi l’un des caractères propre à la légende chrétienne des siècles médiévaux, et marque de cette même empreinte les six compartiments de la prédelle (la Crucifixion centrale mise à part du fait même de son sujet).

Les représentations des sept compartiments de la prédelle montrent, dans l’ordre, les scènes suivantes :

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Les trois rois mages, marchant en tête du cortège, viennent de parvenir au lieu de la naissance du Christ après avoir traversé des paysages que l’on aime trouver ressemblants comme deux gouttes d’eau à ceux des Crete senesi, au sud de Sienne, avant d’arriver à Asciano. Une belle loggia rose aux colonnes et pilastres de style corinthien remplace la crèche ou la grotte que l’iconographie aurait imposée si elle était toujours rigoureuse. Mais les textes eux-mêmes ne le sont pas. C’est ainsi que, pour le plus grand plaisir du spectateur, les artistes s’autorisent, dans la limite de ce qui est acceptable pour les commanditaires, une liberté qui le rend lui-même moins inutilement sourcilleux.

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Que signifie ce taureau allongé dans une grotte et sur lequel semblent s’acharner des archers ? Pourquoi cet animal est-il nimbé d’une auréole ? Et que signifie le fait que la flèche que vient de lui lancer l’archer du premier plan (il s’appelle Gargano), au lieu d’atteindre la bête, se tord sous nos yeux avant de se retourner vers son expéditeur ? En dépit des apparences, nous assistons ici à l’une des trois manifestations de l’Archange Michel venu rencontrer les populations pour signifier le lieu où construire l’un des trois monastères qui lui seront consacrés (les deux autres apparitions concernent le Mont saint Michel et le Château Saint-Ange, à Rome). Voici comment la scène est racontée par Jacques de Voragine  :

« Dans les pouilles se trouve une montagne ainsi désignée, près de la cité nommée Siponto. Or en l’an 39 du Seigneur habitait dans cette ville de Siponto un homme appelé Gargano ; la montagne tenait son nom de lui ou bien, selon certains livres, c’est lui qui tenait son nom de la montagne. Il possédait un immense troupeau de brebis et de bœufs, et celui-ci paissait sur les flancs de la montagne, quand soudain il arriva qu’un taureau quitta les autres animaux et s’enfuit jusqu’au sommet. Comme il ne revenait pas avec les autres bêtes, l’homme rassembla une troupe de serviteurs, se mit à explorer tous les recoins, et finit par le trouver au sommet de la montagne, près de l’ouverture d’une grotte. Se demandant avec exaspération pourquoi il errait ainsi tout seul, il lui décocha une flèche empoisonnée, mais celle-ci, comme si le vent la renvoyait, se retourna aussitôt contre lui. Troublés par l’affaire, les habitants allèrent trouver l’évêque et l’interrogèrent sur ce phénomène stupéfiant. Ce dernier leur imposa un jeûne de trois jours, et prescrivit de demander l’explication à Dieu. Cela fait, saint Michel apparut à l’évêque et lui dit : ‘Sachez que c’est moi qui ai voulu que cet homme soir frappé par sa propre flèche ; car je suis l’archange Michel, et j’ai décidé de préserver ce lieu, dont j’ai fait ma demeure sur terre. Par ce signe, j’ai voulu prouver que j’en suis l’inspecteur et le gardien.’ Sur-le-champ, l’évêque et les habitants s’y rendirent en procession, et, n’osant entrer dans la grotte, ils se tinrent en prière devant l’entrée. »

Jacques de Voragine, La Légende dorée. Gallimard, Paris, p. 798.

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Il est dit que nous ne quitterons pas la campagne siennoise, ses collines, ses arbres clairsemés qui ponctuent les lointains d’éléments graphiques, et ses villes aux murailles de briques qui la rendent reconnaissable à coup sûr. Peu importe que Samarie ne ressemble pas trait pour trait, ou pas du tout, à cette cité dont les murs se développent dans l’image parallèlement à la pente des collines, comme elles ont l’art de le faire jusque sur les côtes de la Maremme toscane : ce qui compte, c’est que l’on comprenne que la Samaritaine, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a quitté Samarie pour aller chercher de l’eau. On connait la suite. Le long dialogue de la femme de Samarie avec Jésus à côté du célèbre puits de Jacob [3] vient de commencer.

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Dans un format qui s’ouvre comme un cadre de scène sur un plateau oblong, disposés un espace sans réelle profondeur comme pour mieux les mettre en avant, les protagonistes sont alignés parallèlement au bord de l’image. À gauche, au pied de la croix, parmi les saintes femmes formant un groupe compact, Madeleine prend Marie dans ses bras tandis qu’une seconde femme, vêtue de rouge carmin lui enserre la taille pour lui éviter de chuter alors qu’elle défaille à la vue de son fils qui vient de rendre mourant. Derrière elles, on aperçoit Longin, la lance dans la main, observant le Christ à qui il vient d’infliger une cinquième plaie, celle qui sera décisive, qui a déjà mis un terme à l’existence terrestre de Jésus que l’on voit maintenant les yeux fermés. A droite, lui aussi témoin de l’irréparable, Jean se tord les mains de douleur. Plus à droite encore, derrière Jean, un groupe de prêtres observe le spectacle avec perplexité, protégé par la troupe de soldats dont le dernier personnage est, en quelque sorte, le résumé.

A l’extrême gauche de la scène, un personnage qui ressemble à un maître de cérémonie paraît commenter l’événement. Il y a lieu de penser que, comme nous, il ne fera pas suffisamment cas des deux larrons qui accompagnent le Christ dans la mort.

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L’enfant que porte le saint sur son épaule n’a pas d’auréole et ne peut donc pas être Jésus, ni, par voie de conséquence, le saint être Christophe, comme on est tenté de le croire d’emblée. Si l’on y regarde bien, cependant, on apercevra entre les troncs d’arbres qui bordent la rivière deux bêtes féroces, une de chaque côté : il s’agit de l’un des épisodes de la vie d’Eustache. La rivière qu’il traverse est le Nil. Assis à côté des chaussures que son père a abandonné sur la berge du fleuve avant de s’y lancer, celui de ses deux enfants (c’est le le cadet) qui est demeuré sur la rive a, lui, parfaitement bien vu la gueule du loup qui s’approche, et que l’on distingue encore tapis dans la forêt. L’enfant esquisse un geste de panique que son père n’entend pas. Pas plus que ce père trop occupé par la traversée du fleuve n’a repéré le lion qui attend discrètement la proie qu’il s’apprête à déposer sur l’autre rive … L’épisode auquel nous assistons se terminera dans un moment par l’enlèvement des deux enfants par les bêtes sauvages. Ce serait sans compter avec un nouveau miracle à venir, cependant, que de se désoler définitivement de la situation.

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Dans ce contexte urbain signifié avec une parfaite économie de moyens, les rues sont roses et se perdent vers l’horizon à travers des immeubles aux pierre parfaitement grises et soigneusement jointoyées, ouvrant sur la perspective d’un ciel que l’on imagine toujours bleu, un ciel toscan. Les bancs de pierre accolés aux façades sont vides de leurs occupants. Une jeune femme – elle est chrétienne et s’appelle Lucie – a été dénoncée par son fiancé qui n’avait sans doute rien de mieux à faire. L’époque est celle de Dioclétien : on sait qu’elle n’était pas prompte à pardonner à ceux dont la religion était apprise ou dévoilée. Lucie, déjà couronnée de l’auréole des martyrs, vient d’être condamnée à être conduite au lupanar, épreuve qui, lors des condamnations à mort des chrétiennes prononcées dans l’empire romain, augmentait l’horreur de la peine en précédent son exécution. Sa volonté d’échapper à une condamnation aussi infâme est telle que, par miracle, comme toujours, les deux bœufs ne parviennent pas à la faire se déplacer d’un pouce, ceci malgré les encouragements, mais aussi les coups qui leur sont assénés. La jeune fille, en oraison, demeure parfaitement immobile et droite. Et nous sommes émerveillés par cette petite œuvre qui, en si peu d’espace, dispense avec autant de fraicheur, de naïveté, de souci de la précision narrative, une poésie qui égale celle des premières œuvres de l’incomparable artiste que demeure jusqu’au bout Sano di Pietro lorsqu’il ne cède pas à la facilité.

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L’histoire se lit de gauche à droite, comme il se doit. Dans une sorte d’alcôve, une jeune femme est allongée sur une couche. Il s’agit de Pétronille. Elle deviendra sainte et porte déjà l’auréole qui est la marque de la sainteté. A ses côtés, un homme lui a pris la main comme le ferait un médecin souhaitant mesurer le pouls. Cet homme d’un certain âge, doté d’une courte barbe blanche, et vêtu, comme les apôtres, selon la mode antique, possède toutes les caractéristiques du Prince des apôtres Pierre, hormis les clés qui ne lui seraient pas ici d’un grand secours. Sur la droite de la scène, dans un espace beaucoup plus large, Pétronille est maintenant sur pieds (on la reconnaît d’autant mieux qu’elle porte la même robe que celle que nous lui voyons dans l’alcôve) et sert les convives réunis autour de la table. Sano di Pietro n’oublie pas de représenter le torchon nécessaire au service, que l’on voit accroché à la barre de bois sur le mur du fond. Comme nous sommes à Sienne, ce torchon est parfaitement assorti à la nappe blanche brodée de dessins noirs disposée sur la table du banquet. Pétronille était, dit-on d’une grande beauté mais souffrait de paralysie. Saint Pierre prétendait que cette infirmité lui avait été infligée pour son bien : c’est grâce à elle que la jeune femme effectuerait son cheminement spirituel. Et c’est pour ne pas laisser croire qu’il n’avait pas la capacité de la guérir grâce miraculeusement d’une infirmité supposée être sa meilleure alliée dans ce cheminement, il lui aurait un beau jour formulé une injonction, à peu près dans ces termes : « Pétronille, lève-toi et sers nous ! » Ce qu’elle fit aussitôt. Mais une fois le service achevé, Pierre lui ordonna, cette fois-ci de retourner se coucher. Après quoi elle se serait retrouvée paralysée de nouveau, toujours pour son bien. Elle guérit complètement quand elle finit par acquérir la perfection dans l’amour de Dieu.

Les pilastres latéraux absents

Le polyptyque, à l’évidence, est amputé d’une partie de sa largeur, ce que la présence d’une prédelle qui en excède les dimensions rend parfaitement visible. Gabriele Fattorini [5] considère que les pilastres latéraux (fig. 5) conservés au Museo di Arte Sacra (Complesso museale San Pietro all’Orto), à Massa Marittima, proviennent à coup sûr du polyptyque incomplet ; il en a proposé la reconstitution ci-dessous (fig. 6).

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Sur les pilastres de Massa Marittima (fig. 5 et 7), sont représentés les saints :

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[0] En iconographie chrétienne, [ange] chargé de conduire et d’introduire l’âme d’un défunt au ciel. D’après : https://www.cnrtl.fr/definition/psychopompe, consulté le 26 décembre 2019.

[1] TORRITI 1977, p. 297.

[2] FATTORI 2012, p. 190.

[3] Ce puits est situé à environ 2,5 kilomètres au sud-est de l’actuelle ville de Naplouse.

[4] Petronilla (Pétronille) : fille légendaire de Pierre, l’Apôtre.

[5] Fattorini, Gabriele, « Il Polittico di Santa Petronilla di Sano di Pietro », in Sano di Pietro. Qualità, devozione e pratica nella pittura senese del Quattrocento. Milano, 2012, pp. 187-209.

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