Klaus Sluter, « Le puits de Moïse »

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Claus Sluter (Haarlem, v. 1355 – Dijon, 1406) et Claus de Werve (Haarlem, 1380 – Dijon, 1439), avec la collaboration de Jean Malouel  (Nimègue [duché de Gueldre, dans les actuels Pays-Bas], entre 1370 et 1375 – Dijon, 1415) pour la polychromie. [1]En 2003, la restauration du Puits de Moïse a permis de mettre en évidence des traces de couleur. Cette polychromie est due à Jean Malouel, peintre en titre de Philippe le Hardi et probable auteur de la Grande Pietà ronde conservée au musée du Louvre. Originaire des Pays-Bas, comme Claus Sluter, il collabore étroitement avec ce dernier à la réalisation du Puits de … Poursuivre

Le puits de Moïse, 1396-1405.

Calcaire polychrome, 2,6 x 7 mètres.

Inscriptions :

  • (sous la statue de Moïse) : « MOYSES PROPHE »
  • (sur le phylactère tombant de l’épaule gauche du prophète) : « Immolabit agnum multitudo filiorum Israhel ad vesperam » [2]« Au soir, la multitude des fils d’Israël immolera l’Agneau. » Exode (12, 6).
  • (sous la statue de David) : « DAVID PROPHE »
  • (sur le rouleau qu’il tient de la main gauche) : « Foderunt manus meas et pedes meos, numerarunt ossa » [3]« Ils ont percé mes mains et mes pieds. Je pourrais compter tous mes os un par un. » Psaume (22, 16-17).
  • (sous la statue de Jérémie) : « JEREMIAS PROPHE »
  • (sur le phylactère tombant du livre tenu par le prophète) : « O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus » [4]« Ô vous tous qui passez sur le chemin, regardez-moi et voyez s’il est une douleur semblable à la mienne. » Lamentations (I, 12).
  • (sous la statue de Zacharie) : « ZACHARIAS PROPHE »
  • (sur le phylactère sur lequel il semble avoir lui-même écrit) : « Appenderunt mercedem meam triginta argenteos » [5]« Ils pesèrent pour mon salaire à trente sicles d’argent » Zacharie (11, 12). Le sicle est ancienne unité de poids (ainsi qu’une devise monétaire) en usage parmi plusieurs peuples du Moyen-Orient, du nord de l’Inde et du Levant (dont les Hébreuxk. A l’origine, il semble avoir fait référence à une unité de mesure … Poursuivre
  • (sous la statue de Daniel) : « DANIEL PROPHE »
  • (sur le phylactère qu’il désigne du doigt) : « Post hebdomadas sexaginta duas occidetur Christus » [6]« Après soixante-deux semaines, Christ sera tué. » Daniel (9, 26).
  • (sous la statue d’Isaïe) : « PROPAS (?) PROPHE »
  • (sur le phylactère d’Isaïe) : « Sicut ovis ad occisionem ducetur, et quasi agnus coram tondente se obmutescet et non aperiet os suum » [7]« Il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera dans le silence sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond. » Isaïe (53, 7).

Provenance : In situ (Ancienne Chartreuse de Champmol).

Dijon, Ancienne chartreuse de Champmol, aujourd’hui Centre hospitalier spécialisé La Chartreuse.

Le Puits de Moïse a d’abord été connu sous le simple nom de « croix » ou « grand calvaire », et « Puits des Prophètes » à la suite de la disparition de la partie supérieure du monument. [8]L’appellation « Puits de Moïse » est apparue pour la première fois dans des notes de l’érudit dijonnais Louis-Bénigne Baudot.. Partant de son examen minutieux, ainsi que de ses divers restes sculptés [9] et de l’analyse des documents conservés, Suzie Nash à abouti à une relecture complète de l’œuvre, et précisé ce qui pouvait se dresser au-dessus du piédestal des prophètes : un calvaire avec soit une composition de groupe, soit un crucifix et, au pied de la croix, Marie Madeleine agrippée au montant vertical. [9]Susie NASH, « Claus Sluter’s ‘Well of Moses’ for the Chartreuse de Champmol Reconsidered », The Burlington Magazine, Part I : Vol. 147, no 1233, Déc. 2005, pp. 798-809 ; Part II : Vol. 148, no 1240, Juil. 2006, pp. 456-467 ; Part III : Vol. 150, no 1258, Nov. 2008, pp. 724-74.. Il n’est pas à exclure que ce Calvaire ait été inspiré par Simone Martini. En effet, Pierre Carré a établi que le panneau du Portement de Croix du Musée du Louvre, peint par le grand Siennois, se trouvait à la Chartreuse de Champmol avant la Révolution, où il faisait partie du polyptyque de la Passion, comprenant également la Mise au Tombeau du Musée de Berlin, la Crucifixion et la Descente de Croix du Musée d’Anvers, acquises à Dijon, en 1826, par le chevalier Van Ertborn, chambellan du roi des Pays-Bas et bourgmestre d’Anvers, en même temps que le triptyque des Sept Sacrements de Roger van der Weyden, qui était en la possession de Jean Pérard, ancien président au Parlement de Bourgogne. [10]Pierre QUARRÉ, « L’influence de Simone Martini sur la sculpture bourguignonne », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1960, pp. 53-55. Deux bas-reliefs du retable de la Rédemption de Bessey-les-Citeaux, dernière œuvre connue de Claus de Werve, le Baiser de Judas et Jésus devant Caïphe, apparaissent comme la transposition en sculpture de compositions … Poursuivre autrefois situé au milieu d’un puits, au centre du grand cloître de la chartreuse wde Champmol. La colonne de la croix était arrimée sur son piédestal à l’aide d’une grande tige de fer traversant le puits jusqu’à la base du monument et scellée au plomb [11]Susie NASH, « Un chantier magistral et complexe », dans « Claus Sluter. Le Puits de Moïse, le tombeau de Philippe le Hardi », Dossier de l’art,‎ 2013, p. 24.. À la fin du XVIIIe siècle, l’édicule qui protégeait le monument des intempéries s’écroule et entraîne avec lui la croix plantée à son sommet, ainsi que ses statues qui disparaissent à cette occasion. À la Révolution, la chartreuse est vendue comme bien national.

Aimé Piron, Vue en perspective de la Chartreuse de Champmol, 1686, Bibliothèque municipale de Dijon.

Pierre Carré a établi que le panneau du Portement de Croix de Simone Martini du Musée du Louvre se trouvait avant la Révolution à la Chartreuse de Champmol et faisait partie d’un polyptyque de la Passion, comprenant la Mise au Tombeau du Musée de Berlin, la Crucifixion et la Descente de Croix du Musée d’Anvers, acquises à Dijon, en 1826, par le chevalier Van Ertborn, chambellan du roi des Pays-Bas et bourgmestre d’Anvers, en même temps que le triptyque des Sept Sacrements de Roger van der Weyden, qui était en la possession de Jean Pérard, ancien président au Parlement de Bourgogne. [12]Pierre QUARRÉ, « L’influence de Simone Martini sur la sculpture bourguignonne », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1960, pp. 53-55.

Commandé par Philippe II de Bourgogne, le précieux vestige est l’œuvre du sculpteur Claus Sluter et de son neveu Claus de Werve [13]« La collaboration des différents artistes au projet d’ensemble, Claus Sluter, puis, à partir de la fin de l’année 1396, Mas de Rot (Roc), Claus de Werve, neveu de Sluter, et, à compter de mars 1401, Rogier de Westerhen, autorise à poser la question de la transmission des formes et des types sur le chantier et celle des modèles suivis. On peut, en effet, remarquer que les … Poursuivre, avec la participation du peintre Jean Malouel pour la polychromie.

Les six prophètes

Les trois prophètes Moïse, David et Jérémie sont achevés dès 1402 et installés sur le calvaire avant le mois de juillet de cette année-là. Jean Malouel commence la peinture du calvaire en novembre 1402. Une structure en bois est construite autour de la sculpture pour la protéger des intempéries. Les comptes mentionnent la fourniture de couleurs et de feuilles d’or cette même année. Toujours en 1402, l’orfèvre Hennequin de Hacht (Jan de Hacht) fournit un dyadème (c’est-à-dire une auréole) en cuivre pour orner la statue de Marie-Madeleine, qui figurait au pied de la croix fixée au sommet du calvaire, et des buricles ou lunettes pour la statue du prophète Jérémie [14]Cyprien MONGET, La Chartreuse de Dijon : d’après les documents des archives de Bourgogne, t. I, Montreuil-sur-Mer, Impr. Notre-Dame des Prés, 1898, pp. 324-325, 337-338, 344, 346-347..

Trois autres blocs de pierre sont livrés dans l’atelier de Sluter en  pour les prophètes Zacharie, Isaïe et Daniel. Le sculpteur est malade depuis la fin des années 1390 et quitte sa maison en 1404 pour rejoindre un couvent. Ces statues sont achevées et scellées sur place, au début de l’année 1405, d’après ce qu’indique l’inventaire de son atelier, après sa mort en 1406 [15]Cyprien MONGET, op. cit., pp. 352-353..

  • Moïse (fig. 1) est représenté avec deux cornes sur le front et une longue barbe descendant jusqu’à la poitrine. Il tient de la main droite les Tables de la Loi.
  • David (fig. 3) est coiffé d’une couronne fleurdelisée, tient dans la main droite une harpe, recouverte en grande partie par son manteau. La figure est vêtue d’un manteau de drap d’or doublé d’hermine et d’une tunique bleue coupée de longues bandes. Le bleu du manteau est constellé de soleils rayonnants : c’est à la fois le symbole du roi Charles VI et celui de Philippe le Hardi. Cela permet de rappeler la proximité entre le duc et les rois de France dont il a été le fils, le frère et l’oncle (il a aussi été régent de France).
  • Jérémie (fig. 5) : cette figure portait autrefois des lunettes et un manteau d’or doublé de vert et une tunique pourpre. C’est le seul prophète à porter ces couleurs et non du bleu comme les autres. Le pourpre est une couleur de la charité et de pénitence. Il s’agit par ailleurs d’une couleur très proche des velours cramoisis fréquemment portés par le duc Philippe le Hardi sur ses vêtements. [16]Selon l’historienne de l’art anglaise Susie Nash, ce prophète pourrait reprendre les traits du duc Philippe II de Bourgogne lui-même, le commanditaire de l’œuvre. Elle note une ressemblance entre le visage de Jérémie et celui de la statue du duc présente dans le portail de la chapelle de la chartreuse sculptée également par Claus Sluter, mais aussi avec … Poursuivre
  • Zacharie (fig. 7) ouvre les bras, portant d’une main une plume et de l’autre un encrier et un phylactère sur lequel il semble avoir écrit lui-même la prophétie (voir note ).
  • Daniel (fig. 9) est tourné vers Isaïe à qui il parle, comme l’indique sa bouche entrouverte. Il porte un chaperon bleu, un manteau d’or brodé et doublé d’azur. Ses souliers sont bruns recouverts d’une sandale aux lanières et semelle dorées. 
  • Isaïe (fig. 11), la tête nue, un livre sous le bras, est légèrement penché du côté de Daniel qu’il écoute probablement. Son surcot en étoffe d’or était tissé de rouge et bleu. Sous son livre, il porte à la ceinture une escarcelle décorée de six glands, d’où sort un morceau de parchemin auquel est attachée une écritoire.

Notes

Notes
1 En 2003, la restauration du Puits de Moïse a permis de mettre en évidence des traces de couleur. Cette polychromie est due à Jean Malouel, peintre en titre de Philippe le Hardi et probable auteur de la Grande Pietà ronde conservée au musée du Louvre. Originaire des Pays-Bas, comme Claus Sluter, il collabore étroitement avec ce dernier à la réalisation du Puits de Moïse et du tombeau du duc.
2 « Au soir, la multitude des fils d’Israël immolera l’Agneau. » Exode (12, 6).
3 « Ils ont percé mes mains et mes pieds. Je pourrais compter tous mes os un par un. » Psaume (22, 16-17).
4 « Ô vous tous qui passez sur le chemin, regardez-moi et voyez s’il est une douleur semblable à la mienne. » Lamentations (I, 12).
5 « Ils pesèrent pour mon salaire à trente sicles d’argent » Zacharie (11, 12). Le sicle est ancienne unité de poids (ainsi qu’une devise monétaire) en usage parmi plusieurs peuples du Moyen-Orient, du nord de l’Inde et du Levant (dont les Hébreuxk. A l’origine, il semble avoir fait référence à une unité de mesure équivalente à une certaine quantité d’orge qui a varié avec les lieux et les époques.
6 « Après soixante-deux semaines, Christ sera tué. » Daniel (9, 26).
7 « Il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera dans le silence sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond. » Isaïe (53, 7).
8 L’appellation « Puits de Moïse » est apparue pour la première fois dans des notes de l’érudit dijonnais Louis-Bénigne Baudot.
9 Susie NASH, « Claus Sluter’s ‘Well of Moses’ for the Chartreuse de Champmol Reconsidered », The Burlington Magazine, Part I : Vol. 147, no 1233, Déc. 2005, pp. 798-809 ; Part II : Vol. 148, no 1240, Juil. 2006, pp. 456-467 ; Part III : Vol. 150, no 1258, Nov. 2008, pp. 724-74.
10 Pierre QUARRÉ, « L’influence de Simone Martini sur la sculpture bourguignonne », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1960, pp. 53-55. Deux bas-reliefs du retable de la Rédemption de Bessey-les-Citeaux, dernière œuvre connue de Claus de Werve, le Baiser de Judas et Jésus devant Caïphe, apparaissent comme la transposition en sculpture de compositions peintes à nombreux personnages. On y remarque les mêmes soldats que ceux du Portement de Croix de Simone Martini, dans des attitudes semblables, avec des coiffures et des armes identiques. Quant à la sainte Madeleine échevelée qui se précipite à terre en avant du sépulcre dans la scène de la Mise au Tombeau, elle semble bien avoir été inspirée par la Madeleine qui, sur trois des panneaux de Simone Martini, attire le regard par des gestes de douleur dont l’expressionnisme dut frapper Claus de Werve. Cette figure, dont l’effet dramatique s’oppose au pathétique slutérien toujours contenu, détonne au milieu des autres personnages, très calmes et assez inexpressifs, qui ont échappé à l’influence siennoise et appartiennent à un art bourguignon déjà sclérosé.
11 Susie NASH, « Un chantier magistral et complexe », dans « Claus Sluter. Le Puits de Moïse, le tombeau de Philippe le Hardi », Dossier de l’art,‎ 2013, p. 24.
12 Pierre QUARRÉ, « L’influence de Simone Martini sur la sculpture bourguignonne », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1960, pp. 53-55.
13 « La collaboration des différents artistes au projet d’ensemble, Claus Sluter, puis, à partir de la fin de l’année 1396, Mas de Rot (Roc), Claus de Werve, neveu de Sluter, et, à compter de mars 1401, Rogier de Westerhen, autorise à poser la question de la transmission des formes et des types sur le chantier et celle des modèles suivis. On peut, en effet, remarquer que les « anges de douleur et de compassion », sur le Calvaire, attribués dans les documents anciens, avec beaucoup de vraisemblance, à Claus de Werve, se caractérisent par une gestique qu’on retrouve, par exemple, sur certains des pleurants dans le tombeau de Philippe le Hardi, mais que le style de leur drapé aux arêtes vives est également bien visible sur deux statuettes conservées, aujourd’hui, au musée de Cleveland. Il est difficile de dire si Sluter a transmis à son neveu des projets dessinés, donc une « typologie » et, de même, pour les autres images sculptées. » (Sophie JUGIE et Daniel RUSSO, « Autour du Puits de Moïse. Pour une nouvelle approche », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA, 13 | 2009, pp. 237-242.
14 Cyprien MONGET, La Chartreuse de Dijon : d’après les documents des archives de Bourgogne, t. I, Montreuil-sur-Mer, Impr. Notre-Dame des Prés, 1898, pp. 324-325, 337-338, 344, 346-347.
15 Cyprien MONGET, op. cit., pp. 352-353.
16 Selon l’historienne de l’art anglaise Susie Nash, ce prophète pourrait reprendre les traits du duc Philippe II de Bourgogne lui-même, le commanditaire de l’œuvre. Elle note une ressemblance entre le visage de Jérémie et celui de la statue du duc présente dans le portail de la chapelle de la chartreuse sculptée également par Claus Sluter, mais aussi avec d’autres portraits connus de Philippe. Tout comme le duc, la statue de Jérémie est représentée glabre, chose inhabituelle dans les représentations médiévales d’un prophète de l’Ancien Testament. Enfin, le duc portait aussi des lunettes, tout comme la statue à l’origine. Par ailleurs, cette représentation pourrait s’expliquer par le fait que Jérémie était considéré comme le prophète le plus important pour les Chartreux, auquel ils s’identifiaient fréquemment. Philippe le Hardi réalisait ainsi en pierre ce qu’il n’avait pas pu faire dans sa vie : se retirer comme Chartreux dans le couvent qu’il avait fondé. (Voir Susie NASH, « Claus Sluter’s ‘Well of Moses’ for the Chartreuse de Champmol Reconsidered », The Burlington Magazine, Part III : Vol. 150, no 1258, Nov. 2008, pp. 724-74).