
Ambrogio Lorenzetti (Sienne, vers 1290 – Sienne, 1348)
Annunciazione (Annonciation), 1334-1336.
Fresque détachée, 238 x 441 cm.
Inscriptions : /
Provenance : In situ.
Montesiepi (Chiusdino), Cappella di San Galgano, paroi nord-est.
Cette image insolite de l’Annonciation suscite depuis toujours un intérêt particulier. Elle est peinte sur le registre inférieur de la paroi absidiale de la chapelle, sous la Gloire de Marie, ce qui n’est pas sans importance. Sa composition, comme son iconographie, se révèlent d’une extraordinaire originalité. Sans compter sa remarquable capacité à jouer de la structure architecturale sur laquelle elle s’inscrit. La présence fantomatique de certaines figures effacées ou déplacées (dès le XIVe s.) et que le temps et ses aléas ont fini par révéler à nouveau, permet, une nouvelle fois, de prendre la mesure de l’intelligence et de la complexité extrêmes du projet iconographique élaboré par Ambrogio Lorenzetti, artiste perfectissimo, ainsi que le définit Ghiberti [1]Roberto BARTALINI, « ‘La piagha che Maria richiuse in se e unse’. Di nuovo sui dipinti murali di Ambrogio Lorenzetti nella cappella di San Galgano sur Montesiepi”. Prospettiva, 165-166, 2017, pp. 20-30, en part. p. 28, note 3., dans la chapelle de Montesiepi.

Avant qu’Ambrogio ne conçoive cette Annonciation, il existait déjà une tradition picturale consistant à répartir les protagonistes de l’épisode sacré de part et d’autre d’une surface divisée en deux par une fenêtre cintrée ou une arche, au sein d’une architecture donnée. L’exemple, célèbre entre tous, de l’Annonciation peinte par Giotto (1303-1305) dans la chapelle Scrovegni (Padoue) atteste de cette réalité. S’il convient de ne pas oublier la dévotion particulière dont bénéficiait l’Annonciation à Sienne, ni le précédent que constitue le premier retable entièrement consacré à ce sujet (la Pala di Sant’Ansano), peint par Simone Martini (1333) pour l’une des chapelles de la cathédrale de la ville, il y a peu d’exemples où une scène d’Annonciation prenne une place aussi prééminente. En outre, la composition est exceptionnelle en ce qu’elle donne à l’ouverture centrale percée dans le mur un rôle à part entière dans l’espace de la représentation. On remarquera en premier lieu que l’embrasure de cette fenêtre réelle comporte des éléments figuratifs qui viennent prolonger l’espace représenté et en augmenter l’illusion de réalité : on y voit le dessin d’une voûte à caisson et d’un sol qui se situe dans la continuité de l’espace dans lequel se déroule la scène. Ce principe de continuité est assez effacement construit pour créer l’illusion que l’épisode se déroule, pour ainsi dire, dans un volume virtuel situé dans l’épaisseur même du mur. De ce fait, les personnages qui y résident sont en mesure de communiquer visuellement à travers les ouvertures d’une baie architecturale simulée sur les parties latérales de l’embrasure de la fenêtre réelle. La leçon sera retenue, avec moins de génie, par Lippo Vanni, à San Leonardo al Lago ainsi que par Biagio di Goro Ghezzi à Paganico (Grossetto).
Entrons dans l’image. Venant de la gauche, l’archange Gabriel s’est agenouillé devant la Vierge. Il la salue. Ses ailes, encore largement déployées, nous font comprendre qu’il vient à peine de parvenir à destination, dans la maison où se tient Marie. Il tend une palme devant lui. Non pas l’habituelle fleur de lys, symbole trop évocateur de l’ennemie florentine, non pas le rameau d’olivier que lui préfèrent les siennois, mais une palme, motif sur lequel il faudra revenir.
Au centre, donc, une fenêtre d’où émane, à certaines heures, une lumière si éblouissante dans la pénombre ambiante qu’elle rend difficile l’observation des fresques placées à contre-jour. Sur la droite, Marie a déjà croisé les bras sur sa poitrine en signe d’acceptation de la volonté divine relayée par l’ange. Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas, quelque chose cloche dans cette étrange silhouette de la Vierge qui semble s’être étirée en se courbant vers l’avant, et dont on ne saurait dire si elle est assise ou debout.
Une sorte d’orage de couleurs visible à mi-hauteur de cette silhouette trahit la présence de formes que l’on a cherché à masquer et, par la même occasion, ramène au premier plan le véritable projet d’Ambrogio. Les restaurations de 1966 et de 2017 ont permis de découvrir ce que fut la première idée d’un projet alors inédit [2]C’est à l’occasion de la restauration de 1966 que fut découverte et détachée la sinopia – celle-ci est exposée à proximité – venue confirmer la composition prévue à l’origine par Ambrogio, et sa solution iconographique bien différente de celle que l’on voit aujourd’hui., qui est demeuré unique et, fort heureusement, de maintenir visibles sur une même surface les deux versions de la même œuvre [3]Il s’agit du choix opéré par les responsables scientifiques de la restauration effectuée en 2917.. Ce que nous voyons le mieux dans la figure étrangement difforme de la Vierge, c’est le geste somme toute banal qui consiste à lui faire croiser les bras avec humilité. Il en allait tout autrement dans le projet initial que l’on devine maintenant : Marie, représentée gisant à même le sol et agrippée à une colonne, se retourne épouvantée vers l’apparition qui vient de faire irruption. Le thème du trouble, ou de l’inquiétude de Marie lors de la venue de l’ange dans sa maison n’est pas nouveau au XIVe s. Pourtant, même à Sienne où la surprise et la crainte qu’elle éprouve à la vue de la créature angélique sont fréquemment représentées, aucune image ne donne à voir Marie en proie à une terreur telle qu’elle en chavire et s’effondre lourdement au sol [4]Il existe cependant à Florence, dans le fragment récemment retrouvé d’une exceptionnelle Annonciation peinte par Giotto dans l’église de la Badia florentine, un autre exemple de réaction proprement terrorisée, dans lequel la Vierge esquisse un geste de fuite.. En fait « dans tout l’art italien, on ne connaît pas d’autre exemple dans lequel elle soit victime d’un tel effroi » [5]BORSOOK 1966, p. 29.. On le sait, l’évangile de Luc (Lc 1, 26-30), source principale de l’iconographie de l’Annonciation, évoque certes le « trouble » éprouvé par Marie à la vue de l’ange, non pas la terreur. C’est d’ailleurs ce que confirme saint Bernard lui-même, lorsqu’il précise prudemment qu’elle était turbata sed non perturbata (« troublée, mais non perturbée » [6]Cité dans BORSOOK 1966, op. cit., p. 29 et p. 45, note 100.). C’est donc vraisemblablement [7]BORSOOK 1966, op. cit., p. 29 ; BAGNOLI – BARTALINI – SEIDELi 2017, p. 216 ; etc. autour de la légende populaire développée à la suite des récits de pèlerinages en Terre Sainte [8]Le plus célèbre de ces textes est le récit, rédigé entre 1346 et 1350, de Fra Niccolò da Poggibonsi qui visita les lieux saints au cours des années où furent peintes les images de Montesiepi. Il y décrit en détail la « maison de Notre Dame, quand l’ange l’annonça » et dans laquelle on pouvait voir, dans la chambre, « la colonne que sainte Marie prit dans ses bras … Poursuivre que se trouvent les sources qui fondent l’iconographie imaginée par Ambrogio, et probablement aussi dans des sources plus proches, telles que les Laudes [9]Laudes : Partie de l’office divin qui se chante à l’aurore, après matines. chantées en l’honneur de Marie, comme l’a suggéré Raffaele Marrone [10]Raffaele MARRONE, « “La donna fo tutta turbata/ (la raina incoronata!)” : le laudi mariane tardo-duecentesche e gli affreschi di Ambrogio Lorenzetti a Montesiepi », Prospettiva, 161-162, (Janvier-Avril 2016), p. 101. L’auteur note à cet égard qu’un « passage de la laude 44 du codex Aretino 180 […] se révèle particulièrement intéressant, et probablement source … Poursuivre. C’est aussi ce qui peut justifier la raison pour laquelle, jugée non conforme à l’orthodoxie, l’image a été corrigée après la mort de son auteur. L’était-elle davantage de son vivant ? La première version est évidemment la plus belle et la plus extraordinaire tant la Vierge exprime la vérité de sa propre humanité à travers la peur qui, à la vue de l’ange, la projette au sol [11]Tant est également vraie la fadeur excessive de la seconde version corrigée et rendue mièvre.. Elle est également conforme en tous points à l’idée initiale traduite à même le mur, ainsi qu’en témoigne la sinopie qui se cachait sous la fresque détachée, dans laquelle Marie est peinte dans une attitude qui ne variera pas dans l’œuvre achevée.
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