
Ambrogio Lorenzetti (actif entre 1319 et 1348)
Crocifisso (Crucifix), v. 1328-1330 [1]Les vicissitudes de l’histoire du couvent du Carmine de Sienne permettent de soutenir l’hypothèse d’une datation de la croix au cours des années 1328-1330, époque où d’importants travaux de restauration de l’église sont documentés. Ces travaux ont compris la modernisation du mobilier de l’église ainsi que la réalisation d’œuvres nouvelles, parmi lesquelles la Pala … Poursuivre.
Tempéra sur panneau, 266 x 211 cm (avec son encadrement d’origine).
Inscriptions :
- (au sommet de la croix, dans le titulus, presque illisible) : « I. N. R. I. » [2]Voir : « I. N. R. I. ».
Provenance : Église du Couvent du Carmine, Sienne.
Sienne, Pinacoteca Nazionale, inv. 598.
Le visiteur pressé ne s’arrêtera peut-être pas devant cette œuvre martyrisée par le temps et les aléas de toute sorte, plus encore, sans doute, par la fugacité des modes et les perpétuels revirements du goût. Comme a pu l’affirmer Pèleo Bacci, alors surintendant à Sienne, avant une restauration qui fut effectuée en 1937 (il s’agissait alors purement et simplement de sauver l’œuvre de l’anéantissement) : « Quasi una lebbra sembrava avesse rosicato quelle carni divine. » [3]« Une sorte de lèpre semblait avoir rongé ces chairs divines ». BACCI, 1939, p. 72 (cité dans Gianluca Amato, « Croce dipinta », Alessandro Bagnoli, Roberto Bartalini, Max Seidel (sous la direction de), Ambrogio Lorenzetti (cat. exp. Sienne, Santa Maria della Scala, 22 octobre 2017 – 21 janvier 2018). Cinisello Balsamo (Milan), Silvana Editoriale, 2017, p. 162.. La lèpre semble ronger encore et poursuivre son irrémédiable action de destruction. C’est pourtant un poignant chef d’œuvre qui glisserait ainsi vers le néant faute de soins appropriés.
À l’époque de la restauration opérée dans les année 30 du XXe s., Pelèo Bacci attribuait à Pietro Lorenzetti la croix peinte destinée à orner le presbytère de l’église du Carmine (Sienne). Carlo Volpe fut le premier à « rectifier le tir » [4]Gianluca Amato, op. cit., p. 162. en attribuant l’œuvre à Ambrogio Lorenzetti, frère de Pietro, proposition retenue par toute la critique actuelle. La restauration de 1937 a permis la récupération, sous une épaisse couche de repeints, du splendide fond d’or qui, surtout dans le tabellone, en particulier à droite du Christ, conservait encore à peu près intact un travail d’un extrême raffinement, réalisé au compas et au poinçon à même la surface dorée, et constitué de motifs géométriques et végétaux évoquant un précieux tissu d’or.
Une seconde restauration a eu lieu entre 1953 et 1956. À cette occasion, l’imposant crucifix a été envoyé à l’Institut Central de Restauration que dirigeait alors Cesare Brandi, à Rome. Il fut décidé de laisser apparents le bois du support ainsi que la toile grise de préparation aux endroits où l’on observait des chutes de couleur, et de n’intervenir que pour consolider ceux où la pellicule picturale ayant subsisté présentait des soulèvements. C’est sous cet aspect que, récemment encore, il était possible d’admirer l’œuvre. Bien que l’état de délabrement évident de la surface picturale ne soit jamais parvenu à dissimuler le fait que nous nous trouvions devant un grand chef-d’œuvre, les conditions de conservation, en particulier celles de la structure du fragile monument, et ses conséquences sur les chutes de la délicate pellicule de pigments colorés ainsi que des feuilles d’or et d’argent, rendaient inéluctable et urgente l’’entreprise d’une nouvelle restauration. Celle-ci a débuté à Florence en mai 2020 pour s’achever en juin 2023. Depuis le 6 octobre de la même année, l’œuvre a retrouvé les cimaises de la Pinacothèque Nationale.
Tenant compte des évolutions les plus récentes dans ce domaine, la récente restauration a permis de rendre à l’œuvre une lisibilité globale conforme à la sensibilité d’aujourd’hui. À cet effet, les vides laissés par les chutes de la couche picturale ont été comblés à l’aide d’un mélange de plâtre et de colle animale appliqué au pinceau, puis lissé au scalpel une fois sec afin de redonner une unité matérielle à la surface peinte. Les lacunes ainsi comblées, en particulier la grande perte de matière qui traversait verticalement le corps du Christ, ont été traitées avec la technique de sélection chromatique, dans laquelle la couleur restaurée se distingue de l’originale par sa teinte plus claire. En ce qui concerne les mains du Christ, une reconstruction a été réalisée avec une sélection chromatique qui fait allusion aux formes perdues, tout en distinguant nettement les parties refaites de celles d’origine. C’est le cas, en particulier, pour les doigts de la main droite, qui avaient entièrement disparu. Le réseau de figures géométriques initialement créées au compas pour former les modules symétriques ornant le tissu d’or simulé du tabellone a été reconstitué en gravant des arcs de cercle au compas, instrument également utilisé à cet effet par les compagnons de l’atelier d’Ambrogio. Enfin, ce travail a permis de remettre en valeur le traitement naturaliste de la croix par lequel Ambrogio, contrairement à ses prédécesseurs, et dans un étonnant souci de « réalisme » avant la lettre, a traduit les veines du bois du montant et de la traverse (patibulum) avec un sens du détail et de la ressemblance particulièrement élaboré, et tout aussi inédit à l’époque.

La structure de bois de peuplier est, selon la tradition toscane, recouverte d’une toile sur laquelle ont été passées deux couches d’enduit (gesso). Deux types de feuilles, l’une d’or, l’autre d’argent, ont été appliquées sur le support de peuplier. La première permet d’obtenir des tonalités chaudes sur le fond. La seconde, utilisée sur l’encadrement en relief, donne un effet plus froid accentué grâce à l’ajout d’un pigment vert à base de cuivre. Dans l’église du Couvent du Carmine, la lueur des chandelles se réfléchissant sur les deux métaux précieux devait créer un effet saisissant. En son temps, Pelèo Bacci avait souligné le caractère intensément giottesque de cette croix peinte, relevant ses caractéristiques particulières, parmi lesquelles un important développement des possibilités expressives de l’œuvre dans un parfait accord avec la souplesse d’un geste apte à réaliser la synthèse des formes et à mettre en valeur, comme on le voit ici, l’aspect d’un corps qui pèse de tout son poids et qui, privé de son énergie vitale, s’étire et se déforme sous le poids de l’inertie. Ambrogio expérimente une gamme de solutions picturales appelée à devenir sa marque de fabrique au cours des années 1340, qui sont aussi celles de l’aboutissement de sa carrière. La solide volumétrie du Christ, la douceur de la modulation des plis du perizonium qui se resserrent sur la hanche s’accorde parfaitement avec le caractère douloureux de l’admirable et beau visage divin encadré d’une longue chevelure blonde, d’où la vie s’est retirée. À sa pâleur extrême font écho les yeux demeurés entrouverts et privés de regard, dont seul le blanc est visible. Un simple coup de pinceau d’un gris très clair posé sur la lèvre inférieure devenue pendante donne à celle-ci la couleur livide de la mort.
L’observateur ne peut que constater l’importance accordée par Lorenzetti au sang du Christ que l’on voit s’écouler en abondance de chacune des cinq plaies. Le thème, omniprésent dans l’iconographie de la Crucifixion [5]Le sang du Christ est un thème fréquent dans l’iconographie chrétienne, évoqué par le flot de sang qui est parfois recueilli dans un calice par des saints ou des anges hématophores (littéralement « porteurs de sang »)., est également inséparable de celui de la Rédemption.
Taddeo di Bartolo, quelques décennies après Ambrogio, réalisa à son tour un Crucifix (fig. ci-dessous [6]L’œuvre de Taddeo di Bartolo est exposée à quelques pas, dans la salle 11 de la Pinacothèque.) qui, outre ses qualités propres, permet de se faire une idée de la conformation originelle du crucifix d’Ambrogio aujourd’hui mutilé : celui-ci a perdu sa cimaise, ses deux capocroce (compartiments situés aux extrémités de la traverse [patibulum] et du montant de la croix) dans lesquels figuraient certainement les dolents, Marie et Jean [7]Le motif des dolents placés dans les capocroce aux extrémités de la traverse de la croix jouira à Sienne d’une fortune particulière, ce jusqu’au XVe siècle comme le montrent, entre autres magnifiques exemples, les figures peintes sur les formats chantournés d’une croix peinte par Sassetta., et son prolongement inférieur au-delà du suppedaneum). Aussi bien son profil particulier et son contour chantourné similaire, que le motif de l’emblème christique du pélican nourrissant ses petits, déjà utilisé par Ambrogio dans la Croix de Montenero d’Orcia, ainsi que des similitudes formelles observables dans l’anatomie et dans l’attitude du corps du supplicié, donnent à penser que Bartolo pourrait avoir contracté un emprunt auprès de son illustre prédécesseur.
Taddeo di Bartolo, quelques décennies après Ambrogio, réalisa à son tour un Crucifix (fig. ci-dessous [8]L’œuvre de Taddeo di Bartolo est exposée à quelques pas, dans la salle 11 de la Pinacothèque.) qui, outre ses qualités propres, permet de se faire une idée de la conformation originelle du crucifix d’Ambrogio aujourd’hui mutilé : celui-ci a perdu sa cimaise, ses deux capocroce (compartiments situés aux extrémités de la traverse [patibulum]) dans lesquels figuraient certainement les dolents, Marie et Jean [9]Le motif des dolents placés dans les capocroce aux extrémités de la traverse de la croix jouira à Sienne d’une fortune particulière, ce jusqu’au XVe siècle comme le montrent, entre autres magnifiques exemples, les figures peintes sur les formats chantournés d’une croix peinte par Sassetta., et son prolongement inférieur au-delà du suppedaneum). Aussi bien son profil particulier et son contour chantourné similaire, que le motif de l’emblème christique du pélican nourrissant ses petits, déjà utilisé par Ambrogio dans la Croix de Montenero d’Orcia, ainsi que des similitudes formelles observables dans l’anatomie et dans l’attitude du corps du supplicié, donnent à penser que Bartolo pourrait avoir contracté un emprunt auprès de son illustre prédécesseur.

Le grand Crucifix d’Ambrogio, s’il s’inscrit dans la longue tradition figurative des croix peintes, ouvre une séquence nouvelle. Plusieurs crucifix appartenant aux collections de la Pinacothèque permettent de suivre cette évolution, aussi bien à travers les œuvres qui l’ont précédé qu’avec celles qui s’inspirent à leur tour du modèle élaboré par lui :
- Pittore duccesco del secondo decennio Trecento, Croce dipinta con Dolenti e Redentore benedicente
- Segna di Buonaventura, Croce dipinta con Dolenti
- Niccolò di Segna, Croce dipinta con Dolenti, firmata e datata 1345
- Francesco di Segna ?, Croce dipinta con due committenti
- Ugolino di Nerio, Crocifissione con la Madonna, San Giovanni e San Francesco
- Paolo di Giovanni Fei, Crocifissione con Dolenti in umiltà
Notes
1↑ | Les vicissitudes de l’histoire du couvent du Carmine de Sienne permettent de soutenir l’hypothèse d’une datation de la croix au cours des années 1328-1330, époque où d’importants travaux de restauration de l’église sont documentés. Ces travaux ont compris la modernisation du mobilier de l’église ainsi que la réalisation d’œuvres nouvelles, parmi lesquelles la Pala del Carmine elle-aussi conservé dans la Pinacothèque (salle 7), et peinte par le frère d’Ambrogio, Pietro. |
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2↑ | Voir : « I. N. R. I. » |
3↑ | « Une sorte de lèpre semblait avoir rongé ces chairs divines ». BACCI, 1939, p. 72 (cité dans Gianluca Amato, « Croce dipinta », Alessandro Bagnoli, Roberto Bartalini, Max Seidel (sous la direction de), Ambrogio Lorenzetti (cat. exp. Sienne, Santa Maria della Scala, 22 octobre 2017 – 21 janvier 2018). Cinisello Balsamo (Milan), Silvana Editoriale, 2017, p. 162. |
4↑ | Gianluca Amato, op. cit., p. 162. |
5↑ | Le sang du Christ est un thème fréquent dans l’iconographie chrétienne, évoqué par le flot de sang qui est parfois recueilli dans un calice par des saints ou des anges hématophores (littéralement « porteurs de sang »). |
6↑ | L’œuvre de Taddeo di Bartolo est exposée à quelques pas, dans la salle 11 de la Pinacothèque. |
7↑ | Le motif des dolents placés dans les capocroce aux extrémités de la traverse de la croix jouira à Sienne d’une fortune particulière, ce jusqu’au XVe siècle comme le montrent, entre autres magnifiques exemples, les figures peintes sur les formats chantournés d’une croix peinte par Sassetta. |
8↑ | L’œuvre de Taddeo di Bartolo est exposée à quelques pas, dans la salle 11 de la Pinacothèque. |
9↑ | Le motif des dolents placés dans les capocroce aux extrémités de la traverse de la croix jouira à Sienne d’une fortune particulière, ce jusqu’au XVe siècle comme le montrent, entre autres magnifiques exemples, les figures peintes sur les formats chantournés d’une croix peinte par Sassetta. |